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San-Antonio

Laissez pousser les asperges

A Charles-André BUJARD,

protecteur de Marie-Marie

et copain de longue date

de

SAN-ANTONIO

TO BE OR NOT TO BE

Encore un qui faisait partie de la grande famille Moije. Chacune de ses phrases débutait par : « Eh bien, moi, je… » C’est le vice number ouane de l’humanité.

Non contents de dire « moi » ou « je », faut qu’ils balancent les deux à la fois. Moi, je, c’est le fer de lance de toutes leurs converses à la con. Ils moijegent sans le vouloir, d’instinct. Impossible de s’exprimer autrement.

S’ils bannissaient ces deux pronoms personnels (qui, associés, composent leur véritable prénom personnel), ils ne pourraient plus moufter, n’auraient rien à dire.

Tuez le « Moi, je » et c’est le silence, on peut écouter le clavecin de Mozart, le vent dans les branches, le pet du pêcheur matinal au bord de l’étang…

Donc, le monsieur qui me recevait ce matin-là dans son bureau « personnalisé » de grand pédégé de mes fesses, ce monsieur y allait au « Moi, je », comme les vaillants poilus de Verdun montaient en ligne. Vanité au canon, ivre de soi, il chargeait dans la tourmente de la fripe. Sonne, petit clairon !

Bien qu’il fût encore jeune, la ganache se profilait en lui, comme le squelette sous la décharnance du vieillard.

Je l’imaginais, dix ou quinze ans plus tard, avec ses décorations, ses titres, ses maladies, ses présidences. Et alors s’amorcerait le gâtisme, en filigrane. On pouvait franchir son existence en trois enjambées du cerveau. Je le voyais à la fois vieillard et petit garçon, fidèle de bout en bout à son individu grâce à sa sottise congénitale, portant le sceau du con en sautoir, une main à la hanche, une autre à la bibite, dans l’attitude du « Pisseur Debout » immortalisé par Rodin, ou par son beau-frère, je ne sais plus.

Me voyant loucher sur une vitrine qui recelait quatre forts volumes reliés en peau de je ne voyais pas quoi, et armés de coins en cuivre et d’un fermoir de même métal, comme le sont certaines bibles anciennes, il s’arrêta de parler, donc de déconner, pour suivre mon regard.

— Vous admirez ma collection ? chuchota-t-il comme un qui va jouir et qui demande à la dame de « la tenir un peu plus haut ».

— Collection ? fis-je.

Il ne retint de ma réplique que le point d’interrogation qui la terminait.

— Moi, je vais vous dire…

Des yeux, je lui indiquai qu’il avait devant lui un auditeur attentif.

Alors il se leva, dégagea d’un fort trousseau de clés celle qui ouvrait la vitrine, y prit le volume numéroté 1 et le déposa devant moi sur le cuir de son bureau.

Sa dextre restait appliquée sur l’ouvrage par trois de ses doigts mis en formation de trépied.

Ce geste signifiait que des explications préliminaires m’étaient nécessaires avant que j’ouvrisse l’ouvrage, lequel, vu de près, ressemblait davantage à un album qu’à un livre.

— Moi, je suis collectionneur dans l’âme, prologua-t-il. Jeune, c’étaient les timbres, plus tard les estampes japonaises, puis les bagues de cigares. Mais ma véritable vocation, la voilà.

— Et c’est ? haletai-je, en torchant de mon coude le filet de bave sécrété par ma curiosité.

— Les poignées de main, révéla mon terlocuteur.

Il libéra l’album, poussa la complaisance jusqu’à faire jouer le fermoir. Puis il se retira d’un demi-pas afin de me laisser les coudées franches.

Le cœur battant à tout rompre, comme l’a écrit bellement l’abbé Soury dans son livre de jouvence, je soulevis la couverture opulente, maroquinée, chagrinée, tout ça, dorée à la feuille d’or qui ne se ramasse pas à la pelle ; ensuite ce fut au tour de la page de garde qui meurt mais ne se rend pas compte. Celle du faux titre se présenta. Un seul mot. Beau, puissant, laconique : Collection.

Je passais à la page de titre. Elle indiquait ceci :

Collection de poignées de mains

Rassemblée par Paul-Adrien Lesbrouf

J’étais prêt à affronter le vif du sujet.

Des photographies de format 13 x 18 se succédaient dans l’album, à raison d’une par page. Toutes représentaient la main de Paul-Adrien Lesbrouf (reconnaissable au camée monté en chevalière de son auriculaire) pressant une autre main. Ces dextres (pour la plupart, car j’enregistrai quatre ou cinq gauchers) étaient presque grandeur nature. On ne voyait rien, rigoureusement rien, de leurs usagers, car elles se détachaient sur un fond noir, très artistique.

— Vous avez devant vous la plus belle collection de poignées de mains d’Europe, m’avertit Lesbrouf.

Ses paupières inférieures s’embuirent. De mon côté, je m’efforcis de réprimer ce tremblement qui vous empare immédiatement lorsque vous êtes confronté au grandiose.

Au-dessous de chaque photo, un carton doré, imprimé en noir, indiquait le propriétaire de la main qui s’abandonnait dans celle de Paul-Adrien.

Illustre nomenclature. Les noms les plus réputés se succédaient : acteurs célèbres, hommes politiques de pointe, écrivains en renom, médecins fameux, gangsters notoires, soldats glorieux, sportifs de haut niveau, tout ce qui avait atteint la gloire avait eu, semble-t-il, à cœur de presser la main de Paul-Adrien Lesbrouf : Bardot, Giscard, Picasso, le maréchal Juin, Saint-Janvier, Nicole Avril, Pierre Juillet, Colette Mars, le docteur Schweitzer, de Gaulle, le pape Jean XXIII, Patrick Sébastien, Louison Bobet, le père Lustucru, François Mitterrand, les frères Jacques (la poignée de main était quintuple), Yvette Horner, César, Jean-François Revel, le professeur Schwartzenberg, Michèle Morgan, Bernard Hinault, le R.P. Bruckberger, Georges Marchais, Mgr Lustiger, Zavatta, la reine Fabiola, le général Franco, Françoise Xénakis, le nain Piéral, Jacques Mesrine, Jean-Pierre Rives, Jacques Chazot, Eugénie Grandet, Bernard Pivot, le comte de Paris, Alfred Sauvy, la Vénus de Milo, Dalida (sans son), Gaston Defferre (à l’époque où il ne lui manqua que 98 % des suffrages pour devenir président de la République), Tintin, la mère Denis, le maire de Lille, Sempé, André Maurois (de l’Académie française), Yves Simon, toi, lui, eux, d’autres.

Les albums se suivaient. Mon bras s’étant engourdi, Lesbrouf m’en tournait les pages. J’admirais ces mains dans la sienne, ces phalanges, ces ongles. Il y en avait de carrés, d’ovales, de pointus, de ronds, de rongés, de bordés de deuil.

C’était beau, fourmillant, infini, dégueulasse.

Il me produisit, pour conclure, les deux « clous » de sa collection, serrés à part, dans des pochettes de maroquin : une poignée de main de Napoléon Ier et une poignée de pied de Khrouchtchev.

Rêveur, j’opinai.

— Etes-vous certain de l’authenticité de ces documents, monsieur Lesbrouf ? lui demandé-je, sachant que j’allais le faire bondir.

Je n’eus pas droit à un « bond », mais à un triple saut périlleux en arrière.

— Comment osez-vous me poser une telle question ! tonitrua mon hôte. N’est-ce pas chaque fois la main que voilà qui se trouve dans celle de la célébrité ?

— Si fait, alors je me demande si vous n’auriez pas commis quelques erreurs de classement. J’ai eu le privilège d’assister à des concerts de Yehudi Menuhin et je n’ai jamais remarqué qu’il lui manquât le médius et l’annulaire de la main droite ; de même, je me flatte de parfaitement connaître la grande Michèle Morgan et je vous jure qu’elle n’a pas de gros doigts aux ongles ébréchés, recouverts de poils noirs frisés.