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— Et ainsi donc, vous concluez qu’il est le maître d’œuvre de ces quatre meurtres ?

La grande chevale hennit.

— Sous serment, m’sieur Antonio. Je le jure sous serment !

ALLONS-Y CASQUETTE !

J’opère une juste répartition de l’avance consentie par la grosse licorne : cinq mille balles à Béru, autant à Pinaud ; me réservant, en vertu du tout seigneur tout honneur, les dix sacs nouveaux restant.

— Vous voyez, leur fais-je, avant même de créer une agence nous avons de la clientèle.

Le Gravos sourit large.

— Et pourquoi t’est-ce on fonderait une boîte officielle, mes mecs ? Pour carmer des impôts ? Douiller des épatantes ? Acquitter des tasques en tout genre ? Zob ! Je nous voye bien usiner au coup par coup, sans s’écrémer la laitance. Pas vus, pas pris !

J’hoche la tronche.

— Faut tout de même pas compter que les pratiques se bousculeront au portillon, mes frères.

A cet instant précis, nouveau coup de « dreling dreling ». On se croirait dans du Feydeau.

On mate à travers les rideaux.

— C’est trois messieurs, murmure Marie-Marie.

Conchita fait son office.

On n’arrivera pas à déguster la crème caramel, merde ! La soubrette moustachue vient me dire qu’un monsieur m’attend au petit salon ! Va falloir que je le fasse agrandir, si ça commence à s’y bousculer.

Elle ajoute :

— Cesté hombre, yé les counnaisse.

— Qui est-ce ?

— Zé né trouve plous son nom…

Deux mecs baraqués attendent dans des manteaux de cuir qui sentent la banquette de Mercedes Benz modèle 300 SL. Ils ont des frimes de poulets et ils m’adressent un sourire de connivence.

Je vais pour leur parler, mais le plus con des deux me montre précipitamment la porte du salon.

Je la pousse et poum ! Devine qui ? Le président !

Il a son pardingue sombre, son cache-nez, son chapeau taupe à large bord qui lui donne l’air d’un penseur argentin. Aujourd’hui, il arbore son masque de cire, celui qui le fait ressembler à la Vénus hottentote exposée au Musée de l’Homme, la mâchoire supérieure est légèrement en auvent au-dessus de l’autre, les commissures des lèvres gardent le souvenir des dents carnassières qui furent limées par un public-relation scrupuleux ; l’œil est mi-clos, ne regardant rien, voyant tout, donnant à cette face immobile quelque chose de troublant, à la fois papelard et violent. Il y a du matou somnoleur et du rapace aux aguets dans ce regard qui se réserve. A mon entrée, le président sourit au plus juste, de ce sourire compassé qu’on prend pour déclarer à l’un de ses semblables qu’on le méprise et qu’on le tient pour beaucoup moins que rien.

Il décide de me tendre la main et le fait, poussé par ce fond de charité chrétienne, indélébile, qui constitue l’un des attraits du président (dont il est certain qu’il croit davantage en Dieu qu’en Marx). Il y a je ne sais quoi de pathétique chez cet homme, et qui m’a toujours remué profondément : c’est ce divorce profond qu’on devine entre ses actes et ses sentiments. Il a donné le feu vert à sa carrière et elle agit habilement, en grande tacticienne ; mais lui demeure sur son rocher et prie pour la rémission de ses péchés. Qu’il mette une fausse barbe et coiffe un chapeau tyrolien pour aller défiler en douce avec les tenants de l’Ecole Libre est la preuve de la dualité en question. Personne ne saurait être mieux et autant que lui le président de TOUS les Français. Car s’il lutte pour les idées des uns, il souffre pour celles des autres, des autres auxquels il appartient viscéralement.

A quoi pense-t-il lorsque, descendant d’un avion, il passe des soldats en revue au côté d’un autre chef d’Etat ? Il trouve cette cérémonie follement ridicule, bien sûr, puisqu’il est intelligent. Il est dans ses petits souliers. Tout à coup, ils perdent deux pointures quand il inspecte ce qu’on appelle « le front des troupes ». Et quand il assiste à la finale de la Coupe de France de foot ? Et qu’à la mitant, les journaleux viennent lui parler du penalty brillamment stoppé par le gardien clermontois Krieczzzkwitk. Ce pied ! Tu le sens à l’aise, épanoui, passionné ! La manière qu’il chuchote, du bout des chailles, des lieux communs comme on n’en trouve même plus dans l’Equipe.

— Mes respects, monsieur le président. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?

L’éminent personnage reste à l’ombre de son chapeau.

— Vous donnez une fête ? demande-t-il.

Car, effectivement, Bérurier vient d’entonner la petite Amélie à pleine voix.

— Les officiers de police Bérurier et Pinaud sont venus célébrer leur démission.

L’Auguste reste impassible.

— C’est de cette question que je viens vous entretenir, commissaire.

— Je ne suis plus commissaire, monsieur le président.

Il remonte son cache-nez.

— Notre conversation doit rester top-secret ! dit-il.

— Cela va de soi.

— Nous devons être deux à connaître ce qui va être dit dans cette pièce : vous et moi. Personne d’autre. J’attends votre parole d’honneur.

— La voici, monsieur le président !

Et je jure solennellement de fermer ma gueule.

— Cette démission que j’ai exigée de vous : prétexte ! déclare le Pommier des Français. Il se disait trop que je disposais d’une brigade policière privée. Presque chaque jour je lisais des attaques dans la presse d’opposition. De plus, mes antennes ne rapportaient que la chose était mal ressentie chez les miens. Vous connaissez nos compatriotes ? Ils croient voir du féodal partout et ça leur flanque de l’urticaire. J’ai donc sauté sur cette bavure du magasin pour vous saquer avec perte et fracas. Et je vous conjure de m’en excuser.

J’attends la suite.

— Vous n’auriez pas un sandwich ? me demande-t-il. Je viens de déjeuner à l’ambassade d’Angleterre et…

Il ouvre son pardessus, puis son veston. A l’intérieur d’icelui j’aperçois un sac en plastique épinglé à la doublure. Des reliefs de nourriture non consommée s’y entassent.

— Roger m’a trouvé ce système pour me tirer de ce genre de mauvais pas, m’explique le grand homme. Je parviens à vider mon assiette sans avoir à manger les choses obscures ou non comestibles qui me sont servies. L’ambassade d’Angleterre tient le pompon pour ce qui est de la performance dans le domaine de l’immangeable. Tenez, si vous avez un chat…

Il me tend son sac transparent.

— Je cours vous chercher un en-cas, monsieur le président.

Et je fonce à la cuisine. Félicie est toute fiérote d’avoir à nourrir notre célèbre visiteur. La voilà qui pousse les feux de son piano et confectionne en un tournemain un repas léger et succulent qu’elle apporte elle-même, rouge de confusion.

Le président, qui la connaît déjà puisqu’il est venu un jour déguster ses crêpes, la complimente et se met à claper de bon cœur. Mon petit bourgueil frais lui plaît.

L’ambiance se fait agréable.

L’exposé du Grand Connétable de France est long car, en homme bien élevé, il s’abstient de parler la bouche pleine.

Je te le recolle bout à bout, composant une sorte de prémontage rapide destiné à te donner une vue d’ensemble du problo.

Il est le suivant : le président se méfie des organismes constitués, tels que les S.R., la police, le contre-espionnage, etc. Il veut disposer d’un homme de confiance, toujours prêt, auquel il sera amené à demander n’importe quoi et le reste. Cet homme, ce sera moi si j’accepte. Je mènerai ma vie, normalement, mais dès qu’il me fera un signe j’accourrai. Je travaillerai totalement en marge, pouvant me faire aider par mes hommes habituels à l’occasion, à la condition qu’eux-mêmes ignorent pour quelle maison ils voyagent. Que je fonde une agence privée si bon me semble, ou que je m’achète un portefeuille d’assureur ou une boucherie hippophagique, mais que je me tienne une fois pour toutes à dispose, voilà !