Je prends mon laxompem et lui file un kilo (deux livres). Il répond « Cinq clous, sœur » et se casse.
Je retourne mater Saint Stephen étalée à mes pieds, avec ses pelouses où folâtrent des couples, malgré la flotte, car les Irlandoches se moquent de la lance comme de leur premier pipi. J’aperçois des pièces d’eau dans lesquelles barbotent des canards et d’autres oiseaux aquatiques. Les promeneurs leur jettent du pain. Vision gentille, aimable, reposante. La vie est là, simple et quiet.
Je déballe mon paquet. Le P.38 est conforme à ce que j’en attendais. Ses provisions de bouche aussi. Pour ce qui est des bricoles d’appoint, je suis marron, si toutefois j’excepte le couteau suisse à vingt lames que, dans un parfait esprit de scoutisme, on a joint à l’arme.
Je vais déposer le tout entre mes chemises dans un tiroir de la commode car je n’ai pas besoin d’artillerie lourde pour l’instant.
Dans chaque chambre d’hôtel anglo-saxon, tu trouves immanquablement deux bouquins : la Bible et l’annuaire du téléphone. Ayant déjà lu le premier, je me rabats sur le second en me demandant si à la fin de sa lecture je me rappellerai les noms de tous les personnages. Je cherche à la rubrique théâtres. La liste est plutôt maigrelette : une douzaine, et encore, des compagnies universitaires y figurent-elles. Pour m’éviter de la copier, je la découpe à l’aide de mon canif ; on est français ou on ne l’est pas. Moi, je le suis.
Ma montre annonce sept heures. Mais elle avance d’une plombe par rapport à l’heure locale. Je l’aligne sur la vie irlandaise. Et maintenant, l’artiste ? T’attaques bille en tête ou tu remets à demain ce que tu ne peux pas faire faire par un autre le jour même ?
Un whisky me portera conseil. Certes, il y a un petit réfrigérateur dans ma carrée, et il contient un petit peu de tout, mais je ne fais appel à ces sortes de meubles que pour y prendre de l’eau, la nuit. Rien de plus déprimant que de dévisser l’un de ces minuscules flacons d’alcool dont la dose est anémiée. Sana ne se poivre pas sur échantillons. En conséquence de quoi, je descends au bar de l’hôtel.
Peu de trèpe pour l’instant, si ce n’est deux dames élégantes, un vieux kroum trembloteur que sa famille a déposé dans un coin hier après-midi et qu’elle a oublié de reprendre, plus un mec dont la taille est marquée comme celle d’une barrique et qui aggrave son cas en jusant un verre de Guiness dans lequel tu pourrais élever des dauphins. Il est albinos et couperosé, avec de grands yeux clairs tirant sur le rouge foncé. Tas ça en face de toi, au restaurant, illico tu dégueules ton saumon fumé sur la nappe !
Le barman me sert une superbe rasade de John Power and Son que je transporte à une table proche de celle des deux dames, mû par cet instinct de conversation qui, chez moi, prime celui de la conservation. D’ailleurs, nous vivons une époque où il est beaucoup plus facile de converser que de conserver.
Les aimables personnes, je vais te dire. Y en a une qui commence à s’abîmer, malgré sa science du maquillage et ses toilettes. La cinquante-cinquaine, le tour des lèvres plissé comme un trou de balle, le regard vachement désenchanté et les nichemards en perte de vitesse.
Elle lutte encore, mais sans plus y croire beaucoup. Les coups de queue commencent à se raréfier. Elle emballe encore à la converse, quand elle a affaire à des intellos, mais l’intello s’écoute penser et oublie de se regarder bander, moi je trouve. Il se gaspille à vouloir se définir, alors que sa vraie définition poireaute sous le capot de son slip. Mais c’est ses oignes, hein ? Et là aussi, je m’en torche à m’en faire saigner le fondement. Tu sais, les autres, à force d’à force, merci beaucoup, je te les fais cadeau !
La deuxième dadame, tout en appartenant à la même race, c’est pas le même topo. Oh ! que non ! Vingt piges de moins : merci, docteur ! Joli cadeau. La classe ! D’un blond cendré, les tifs raides et coupés net au niveau de la mâchoire, j’adore ! Les yeux les plus myosotis du monde ! Avec dedans je ne sais quelle infinie langueur.
Le pied ! Des lèvres charnues d’un beau rouge franc et massif. Les pommettes admirablement formées. Que tu le veuillasses ou non, le style de la femme est dans ses pommettes. Ce sont elles qui font qu’elle ressemble à une princesse ou à une caissière d’autos tamponneuses (définition fichtrement à la con, car j’ai vu des princesses à chier et des caissières d’autos tamponneuses tellement choucardes que t’avais envie de démolir la barrière de leur manège pour foutre le camp avec elles au volant d’un de leurs bolides blindés).
Mais quand on fait romancier, faut user de métaphores, sinon on est déclassé d’office.
Et bon, tu penses bien que je me mets à visionner cette sublime à m’en gicler les cocards des trous. Elle porte un tailleur qui avait toutes les raisons de franchir le Channel puisque c’en est un ! Dans les teintes sable, tu me suis. Avec, dessous, un chemisier de soie terre de Sienne (que je voudrais faire terre de mienne !).
Quand tu charges à la langourance une dame es qualités, faut se gaffer de pas appuyer trop fort. Les œillades trop gourmandes les indisposent. Ces chères personnes tiennent à leur maintien, standinge et toutim.
Faut y aller molo, avec tact (j’allais dire talc, car c’est vrai : faut mettre du talc dans son regard, qu’il glisse doucettement sur elles sans les désobliger). Trop d’insistance et t’as droit à une expression courroucée pour solde de tout compte. Celle-là, je me l’essaie dans la mélancolie discrète. Le côté : « ah, oui : la vie est difficile pour les âmes nobles, heureusement que vous êtes là et belle et que de déposer ma prunelle sur votre enchantement, ne serait-ce qu’une seconde, soulage ma nostalgie ». Si t’optes pour ce ton, sans abuser, tu risques d’accrocher ton wagonnet, mon Nestor.
Le souffle de l’âme, toujours. Que ça soye dans le côté « contenu », délicatesse avant tout. Sans toutefois paraître timide. Elles détestent les gauches. Souplesse, peau de Suède, mais bite en fer qui sommeille ; tu m’as compris tu m’as ? Surtout pas qu’il leur vienne le moindre doute sur la qualité de ton goumi. Tu vigiles bien de l’aumônière. Oui, oui, elle est laguche la belle bitoune bien dodue ! Toute fraîche et sémillante, et t’auras pas besoin de lui chanter la Marseillaise pour la faire tenir droite, le moment venu. Elle obéit au doigt (le médius), et à l’œil de bronze, mam’zlle Coquette, sois tranquille, ma Splendeur !
Je déguste une gorgée brûlante de Power’s. C’est pas de l’eau de bidet ! La dame au Chanel laisse traînasser son regard sur le mien. Ils ne s’interpénétrent pas, tout comme l’eau du Rhône ne se mélange pas à celle du Léman. C’est juste une espèce de menu signe avant-coureur. Elle m’a détecté et a deviné mon intérêt pour elle. Dans une seconde phase, il va falloir qu’elle le tolère, puis qu’elle l’accepte.
Bon, on y va ? Je me mettrai au boulot demain.
J’attaque en suppliant le Seigneur de détourner cette admirable proie de ma gloutonnerie. Je pense à Marie-Marie, là-bas, sur les côtes de France. Chère amante innocente, amoureuse d’un gredin ! Seigneur, aie pitié d’elle, quoi, merde ! NOUS n’allons pas lui faire ça !
Déjà qu’il y a la petite d’Eurocar qui fourbit ses miches par la pensée à la perspective de ce soir ! Deux dans la foulée, ce serait immonde. Y a des limites à ne pas dépasser. Mon Dieu, aidez-moi, please ! Ça y est, il m’aide. Les deux dames se lèvent. Bonne route ! Je vais pouvoir me récupérer, m’enfoncer dans les repentances.
Elles te lubrifient l’avenir.
Mais, mais, mais ! Mais que se passe-t-il ? Que ce pastis ! Que ce pastel ! Les deux dames s’embrassent. La plus vioque enfile ses gants, ramasse son sac et s’en va en agitant discrètement sa menine. L’autre, LA MIENNE, se rassied. La voilà rassise (mais loin d’être rassie). Elle se verse une nouvelle cup of tea. Chérie, va ! Attendrait-elle quelqu’un d’autre ? Un vilain julot accapareur qui aurait le toupet infâme de me l’embarquer sans me demander mon avis ? Minute !