Выбрать главу

Il me toisa en se retenant de me traiter de sous-merde, mais ses yeux me le disaient avec tant de force qu’ils en devinrent chiasseux (et non pas chassieux).

Sans piper, il remisa la fabuleuse collection dans la vitrine, puis verrouilla celle-ci à triple ou quadruple tour.

Je me devais de faire noisette (ou amande) honorable.

— Je dois me tromper, dis-je.

— Un peu, mon neveu ! riposta familièrement Lesbrouf.

— Puis-je vous demander pourquoi vous avez fait photographier les mains en gros plan et n’avez jamais demandé des plans d’ensemble de ces instants historiques ? Ainsi, vous auriez eu les visages, par la même occasion ?

Son mépris lui regicla aussi sec par tous les pores.

— Qu’est-ce qui est primordial dans une collection de poignées de mains ? Les mains, non ? Ou je me goure ?

Il allait devenir trivial.

Soucieux de ne pas participer à cette déchéance, je battis en tu sais quoi ? Retraite !

— J’ai été honoré de votre confiance, monsieur Lesbrouf. Maintenant, entrons de plain-pied (après toutes ces mains fabuleuses) dans le vif du sujet.

Il opina. Se rassit (bien qu’il le fût déjà un pneu) et allongea ses belles paluches presseuses d’autres sur le cuir de son… sous-main.

— Allons-y ! fit-il avec jubilation.

Il se recueillit, signe évident qu’il allait parler de lui. Il le fit.

— Curieuse famille que la nôtre, attaque-t-il ; mon grand-père était bagnard, mon père député, et je suis devenu un des rois du prêt-à-porter.

— La progression s’inscrit dans une belle tradition, complimenté-je.

— J’ai quatre magasins à Paris, un à Lyon, un autre à Marseille, et je compte en ouvrir un à Genève avant la fin de l’année.

— Vous brûlez les étapes, monsieur Lesbrouf.

— C’est comme ça qu’on devient Maillot Jaune.

J’acquiesce. Puis attends la suite, bien que je la connaisse, mais racontée par lui elle promet d’avoir un certain jus.

— Mes affaires marchent le feu de Dieu. J’ai démarré avec ma femme et ma belle-sœur dans une mansarde du Sentier. Je créais toute la nuit, ces dames cousaient, le jour, j’allais livrer. Pendant des années je n’ai dormi que quatre heures sur vingt-quatre et ne me suis nourri que de hot dogs. J’ai bu davantage de café que Balzac.

Toujours pressé, je baisais des putes en courant afin de ne pas distraire mon épouse qui cousait, cousait, cousait…

— Votre abnégation confine à l’héroïsme.

— Première boutique : un trou à rats repeint par moi. Le succès, d’emblée. Je m’agrandis, j’engage des cousettes, des vendeuses… Ma femme cesse de coudre pour surveiller.

— Là, vous trouvez le temps de l’honorer ?

— Deux enfants.

— Compliments.

— Pas de quoi : l’un est coiffeur pour dames, l’autre est pédé également. Nous n’aurions jamais dû les laisser jouer avec nos robes. Mais passons… Mon affaire continue de croître. Le style Lesbrouf s’impose. On me copie.

— La gloire !

— La gloire, c’est à la banque que ça se passe, mon vieux. Je ne ressens pas le fait d’être plagié comme un honneur, mais comme un vol. Je hais les Japonais ! Vous n’êtes pas japonais, j’espère ?

— J’ai eu la jaunisse en étant petit, mais là se sont arrêtées mes velléités.

— Bravo ! Ces gens-là, vous voulez que je vous dise ?

Je n’y tenais pas spécialement, mais il me le dit néanmoins.

— Ils nous piquent tout : Nikon, Nikon ! Clic-Clac, merci Kodak ! Ils ont photographié chaque centimètre carré de la planète. Il n’existe pas un poil de cul du monde occidental qu’ils n’aient dans leurs fichiers. Et imbattables sur les prix, les petits salauds ! Vous leur commandez n’importe quoi : des préservatifs, la tour Eiffel, la tiare pontificale, ils vous l’exécutent à la moitié de notre prix de revient. Des abeilles ! Ils s’emmerdent tellement dans leur archipel de mes fesses ! Boulot, boulot. Des vacances une fois par vie. Des appartements de vingt-cinq mètres carrés. Et en guise de bouffement, une poignée de poissons sèches, comme aux otaries. Lois syndicales ? Fume ! Et pas de l’opium.

Vous voulez que je vous dise ?

Je continuais à ne pas y tenir, mais il outrepassait gaillardement.

— Hiroshima ? Nagasaki ? Des gâteries ! Une pluie de roses ! Ces Américains sont des timorés, malgré leur grande gueule ! Fallait y aller, nom de Dieu ! Leurs ancêtres, eux, oui, d’accord, ils « en » avaient. Vous avez vu les Indiens ? Balayés, exterminés, dératisés !

Fini ! A plus ! Deux ou trois pour mettre en vitrine ou dans des ouesternes : Œil de Faucon ! Il est borgne, le faucon, et le lynx aussi !

Il sorta une bouteille de whisky de son tiroir du bas, buva une lampée, rôtit, remisit le flacon.

Il restit un moment songeur, laissant se déposer sa haine au fond de sa conscience, au risque de l’entartrer.

Ensuite, il s’ébroua.

— Bon, on continue. Donc, je vous disais que Lesbrouf est sur orbite. Tout baigne pour lui. Il réussit tellement bien que, dans la fripe, on le croit juif. On se dit : « C’est pas possible, un goye, réussir à ce point. Il doit s’appeler Lesbroufsky. » Y en a même qui m’interrogent. Je souris. Je réponds rien. Simplement, je leur dis « sale homme » avant de partir. Je crois que ça veut dire bonjour, mais c’est tout ce que je sais de leur patois.

Il rit.

— Et voilà-t-il pas, au plus fort de ma gloire, il y a trois semaines, dans ma boutique de Saint-Germain-des-Prés… Oh ! merde ! Rien que d’évoquer la chose !

Une bonne femme passe dans une des cabines d’essayage avec une brassée de hardes. Elle s’attarde. La vendeuse qui fait plusieurs clientes à la fois, vient aux nouvelles. Elle coulisse le rideau. La dame est morte.

On lui a enquillé un poinçon de cordonnier dans le cervelet, via la nuque ! Personne ne s’est aperçu de quelque chose : pas vu, pas pris ! Ce suif, dans la presse !

Vous les connaissez ces charognards de journalistes ?

Cinq colonnes à la une ! Pas moins ! Même Le Monde y a consacré six lignes. Je les hais. Après les Japonais y a eux ! Bon. Enquête ? Zéro ! Ça remue, ça ménage. Mes couilles ! Les flics, vous voulez que je vous dise ?

— Non ! fais-je péremptoirement, je sais.

Il se calme.

— Alors, passons. La semaine d’après, c’est le tour de ma boutique des Grands Boulevards ! Même scénario. Une petite dame… Mignonne d’après les photos. La cabine d’essayage. Le coup de poinçon dans la nuque.

Cette fois, c’est le cri ! Le tueur des magasins Lesbrouf !

Je faisais le plein, à présent je fais le vide. Chute du chiffre ? Quarante-cinq pour cent ! Et puis, hier…

Troisième meurtre ! Dans ma boutique des Champs-Elysées. Cette fois il s’agit d’une de mes vendeuses : Doroty ! La petite chérie ramassait des frusques laissées par une connasse dans la cabine. Le poinçon ! Et pourtant j’avais engagé un vigile pour chacun de mes magasins. Ce con : rien à signaler. Fumier !

Il se lève, s’arrête devant sa collection de poignées de mains. La vue des albums le réconforte. L’homme a besoin d’humbles bouées pour surnager.

Lesbrouf respire, vient à moi.

— C’est moi qu’on vise, d’accord ?

— Peut-être, admets-je, mais ce sont les autres qui meurent.

— Les autres et mon chiffre d’affaires ! Trois assassinats dans la chaîne Lesbrouf ! Pour remonter ça : dur, dur ! un ça va, mais trois salut les dégâts. Et ça n’est peut-être pas terminé. La concurrence, vieux ! Enquêtez du côté des concurrents ! Je les empêche de dormir ! Ils doivent se frotter les mains, ces veaux.

Un court instant, j’essayai d’imaginer un veau en train de faire ce qu’il disait, mais je suis trop cartésien et l’image dérapa tout de suite.