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L’ancien sol carrelé est défoncé. Malgré qu’une grande partie de la toiture fasse défaut et qu’une autre soit composée de vitres, je me repère très mal parce que tout est éventré, disloqué. Cela ressemble un peu à un immeuble bombardé. Que diantre la municipalité conserve-t-elle ces ruines au cœur de la cité ! Pour la deuxième fois en deux minutes, cette objection me tarabuste l’esprit. Au prix du mètre carré, y en a pour de l’artiche, bien que Dublin ne soit — heureusement — pas New York.

J’ai refermé la porte et j’attends un peu avant de m’hasarder plus loin que mon regard s’habitue à la pénombre. Peu à peu, naissent des ténèbres, des fantômes de couloir, des murs à demi détruits, des baignoires voguant comme des barques à l’abandon sur une mer de gravats, des lavabos brisés, des tronçons de tuyauterie. Mais le plus troublant, c’est cette végétation qui reprend ses droits. Source et emblème de vie partout ailleurs, elle prend ici un aspect vénéneux qui évoque la mort. Elle est le témoignage de la mort de l’œuvre humaine. Les entreprises des hommes sont illusoires.

Que l’espèce humaine disparaisse, en très peu de temps, les métropoles les plus tentaculaires redeviendront forêts impénétrables.

A chaque pas, je bute sur de louches amoncellements ou me tords la patte dans un trou perfide.

— Hello ! lancé-je, il y a quelqu’un ?

Silence. La rumeur de la ville, faible à cette heure de la nuit, m’arrive encore, improbable et lointaine.

Si la porte ne s’était pas trouvée ouverte, signe que quelqu’un a pénétré ici récemment, je prendrais mes fliques et mes flaques sans plus attendre. Mais les exhortations de Larry, plus ma curiosité congénitale, m’incitent à pousser l’expérience.

« Y a pas de raison qu’on ait manigancé tout ce blaud pour rien », me dis-je.

J’avance encore.

Si j’avais pu prévoir que les « Public Swimming Baths » n’étaient plus qu’un tas de briques et de baignoires saccagées, je me serais muni d’une torche électrique. Mais tu te doutais d’un machin de ce genre, ta pomme ? Non, n’est-ce pas ? Alors cesse de ricaner, je t’en prie, t’as pas besoin d’en rajouter pour avoir l’air de ce que tu es !

Merde !

Je m’affale. D’instinct mes bras tendus cherchent à amortir ma chute. Heureusement, je tombe dans du mou.

Heureusement ! s’exclama l’archevêque de Canterbury.

Oh ! Seigneur… Si tu savais !

Je viens de m’affaler sur un cadavre. Un vrai. Bien froid, mais plus raide. Celui d’Andréa, ma brève amie d’un soir. Une clarté nimbée tombant d’une brèche me la révèle. Oui, oui : c’est elle.

Et pas seule !

Le corps de Marika lui tient compagnie. On a amené là ces deux mignonnes. Salaud de Larry ! Pourquoi m’a-t-il fait venir laguche, le fumier ?

A peine posée, la question trouve sa solution. Une sirène de police dans les lointains. J’ai pigé : the piège !

On m’a rabattu ici, et à présent que je me trouve dans la nasse, on dépêche les archers. On va me dégauchir en compagnie des deux mortes. Explication du beau Sana ?

T’as pas d’idées ? Moi non plus.

Alors je les mets. Inutile de filer par la porte, j’entends la bagnole des bourdilles qui se pointe dans Tara Street.

Où aller ?

Maman !

Je continue d’avancer dans les éboulis de mur, de buter contre les lavabos. Une baignoire ancienne, qui coûterait un maxi chez un spécialiste des équipements d’époque, barre le couloir. Je l’enjambe. A cet instant, nouveau coup de théâtre ! Merci, pour mon adrénaline, les gars : j’avais déjà donné !

Dans la baignoire se trouve un troisième cadavre ; tout chaud, celui de Larry ! Donc, fini Larry Golhade (c’est à ça que je voulais arriver en l’affublant de ce nom !).

J’ignore ce que vient d’être son trépas, mais il n’a pas dû être jojo car Sac-à-bière est rouge de son sang. On lui aurait tranché la gorge que ça ne m’étonnerait pas. Ce coup fourré, ma mère ! Ce coup fourré gigantesque !

Les poulets stoppent devant l’établissement. Je les entends claquer leurs portières. Leur radio de bord nasille fort et on l’entend jacter jusqu’au pays de Galles, de l’autre côté de la mer d’Irlande.

J’atteins le bout de la bâtisse. Un mur ! Un grand beau mur de brique. Et alors ? Et après, mon enfant ?

Dites-moi tout !

C’est, je te l’ai rabâché à t’en filer le tournis, dans les cas désespérés que San-A. dispose de tout son chou.

Qu’il devient le cousin germain de Superman. Ma lucidité est effrayante. Le temps suspend son vol. Tout m’apparaît clairement. Phénoménal. L’imminence du danger me communique cette bienfaisante certitude que j’ai tout le temps de réfléchir et d’agir.

Je compose le topo de l’établissement. Il fait l’angle de deux rues. Les poulets viennent de stopper dans la rue principale. Là, ils s’apprêtent à entrer. Ils ont reçu un message anonyme, c’est certain, et ils ignorent encore si c’est de la frime ou du sérieux. Ils n’ont aucune raison de se presser. Le moulin de leur chignole tourne, sa radio marche, ils jactent. Donc, un bruit d’ambiance domine pour eux mes glissements feutrés. J’oblique à gauche, j’avise un pilier de fer en U soutenant une charpente en poutrelles entrecroisées. Au-dessus, il y a la verrière avec plus de verre. J’attrape le pilier et je m’hisse. Mât de cocagne qui sera salvateur ? Le pilier est tellement rouillé que mes fringues adhèrent parfaitement. Grimper est fastoche. Me voici dans les ferrailles de la poutraison métallique. Je rampe jusqu’au grand trou étoilé. A l’autre extrémité de l’immense local, des loupiotes s’éclairent et furètent. Des voix demandent, comme je l’ai fait naguère, s’il y a somebody. Tu parles, qu’il y a ! Faites encore dix pas, mes chers collègues, et vous allez découvrir la une des journaux du soir de demain !

Je parviens sur le toit. Tout cela sans bruit. Seulement, à cet endroit, les verres ont été remplacés par de la tôle ondulée, et il est impossible de se déplacer en silence sur ce genre de matériau, lequel servait jadis à imiter le bruit de l’orage dans les pièces de patronage.

Je reste sans broncher, reprenant souffle avec l’espoir de trouver l’idée géniale qui me sauvera la mise, parvenu à ce point du bouquin.

C’est à cet instant qu’un des poulagas découvre le premier cadavre. Exclamation ! Il appelle son pote (ils doivent être deux à investiguer, plus un troisième resté à bord de leur chignole).

Je perçois des bribes de leur conversation. Ils explorent encore et trouvent la deuxième défunte. Cette fois, ils ont leur taf.

— Ne touchons à rien ! On va prévenir la criminelle ! décident-ils.

Les deux draupers ressortent. Ouf !

Je me laisse dégouliner sur le toit de tôle. Ça vibre un peu, mais j’espère que, groupés autour de leur poste émetteur, ils ne m’entendent pas. De toute manière, hein ? Advienne que pourra ! Ma glissade est brève. Et voici le vide de l’autre rue. J’enregistre qu’elle est vide.

Je chois. Gaffe à la réception ! Une méchante secousse électrique me fulgure dans les pattounes, depuis les chevilles jusqu’aux roustons. Dis, j’ai dû rapetisser de dix centimètres cubes, au moins, non ? Un vrai nabot, soudain, l’Antoine. Le petit gazier de l’Olympia Theater, ou le roi Vittorio-Emmanuelle d’Italie, tu sais, celui qu’avait son nez dans le cul du Duce, comme les clébards de tout à l’heure ?

Je reste piqué sur la chaussée, les quilles écartées, flageolantes. Je tente de marcher. Je peux. Dès lors, je m’éloigne. A tout moment, je mate derrière moi. Le vilain pas beau qui a carbonisé tout ce trèpe et qui a voulu me coller le massacre sur les endosses, il doit continuer de m’avoir à l’œil, non ? Au lieu de retourner à l’hôtel, je passe ramasser ma voiture de location, stationnée dans un garage voisin. J’ai mon passeport sur moi, le feu qui m’a été livré en loucedé berce mon cœur d’une langueur inutile. Du pognon ? J’explore mon portefeuille. Deux mille livres, ça joue ! Je grimpe dans ma tire. Me voici devenu le M. Loyal d’un cirque à trois pistes. Je suis sur trois affaires en même temps, pour la première fois de ma carrière.