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L’affaire Lesbrouf, l’affaire Larry, l’affaire Valentine Gleenon. Je viens faire un petit sketch par ici, un autre par là, une pirouette sur la troisième. Tel un chef cuistot surveillant la cuisson de plusieurs plats, j’ai l’œil à tout.

Où ça va, ça ?

Franchement, je me demande.

Je suis au fourneau et au moule, hein ?

Des bagnoles qui klaxonnent à tout va. Des gens qui furent bien fringués au début de la journée, mais qui, à cette heure nocturne avancée, s’effilochent dans un grand débraillé de braillards pleins d’alcool… Tel est le spectacle que je trouve devant le Grand Hôtel de Malahide, construction fatiguée mais vaillante, toujours sûre de soi et dominatrice malgré ses lézardes et son début de décrépitude.

Une fiesta locale prend fin, relative, crois-je comprendre, aux élections européennes. N’importe les connards élus, on a arrosé la chose. L’Irlandais boit volontiers et sec, en toute occasion. C’est un être généreux et enthousiaste, familier, toujours prêt à te sourire et à boire un pot avec toi. Pas hostile du tout à l’étranger, au contraire, plutôt friand de ce qui vient d’ailleurs.

Je fends la foule des fêtards en rupture de libations pour aller interviewer le gardien de nuit, un rouquin trapu qui a dû appartenir à l’équipe de rugby de son patelin si j’en crois son pif et les multiples bosses lui chaudronnant la tronche.

— Une chambre ?

— Yes, Sir.

Il me convoie dans un dédale de couloirs, tout en décrochements.

On monte quatre marches, on en redescend cinq, on tourne à gauche, à droite, on regrimpe dix-sept marches, on oblique encore une fois à droite, plus que six marches à redescendre et nous voici arrivés devant la chambre 22. Prédestiné, non ? Pour se repérer, pas moyen de se gourer, elle est située entre la 5 et la 41. Le porte-clés est un triangle isocèle dont les deux côtés égaux mesurent vingt-cinq centimètres, ce qui dissuade le client d’emporter la clé, fût-ce par inadvertance.

L’ancien rugbyman, mais toujours alcoolo, m’introduit dans une pièce meublée de quatre lits, d’une chaise et d’un placard. Pas la moindre gravure aux murs. Les fenêtres sont immenses, dépourvues de volets, et agrémentées de rideaux jaune paille. Le plancher décrit des mouvements ondulatoires qui rompent la monotonie de la pièce.

— O.K. ? me demande le veilleur de noye.

— Wonderful, je lui approuve en lui délivrant un pound de remerciements.

Le bifton le fait réagir.

— On a oublié de monter vos bagages, Sir !

— Du tout, fais-je en lui brandissant mon stylo. J’ai la nouvelle valise ultra-compacte. Tout est là-dedans : mon complet de rechange, ma paire de souliers, mes deux chemises et ma trousse de toilette. La miniaturisation, c’est le vrai phénomène de notre époque.

Il opine.

— Ça oui, pour sûr. Et c’est loin d’être terminé, Sir. Eh bien, good night.

Avant qu’il ne ressorte je lui cueille l’épaule de mes cinq doigts persuasifs.

— Dites voir, vous connaissez mistress Valentine Gleenon, l’ancienne actrice ?

Ma question le dépourve.

— Pourquoi me demandez-vous ça, Sir ?

— Pour que vous me répondiez : « En effet, je la connais, elle habite une maison dans Moncul Street. »

— Pas dans Moncul Street, Sir, mais dans Connivance Street.

— Au 12, n’est-ce pas ?

— Vous n’y êtes pas, Sir : elle est au 1, je peux vous le dire car je suis son voisin de derrière, moi j’habite le 2 de Backside-feather Street, nos courettes sont mitoyennes, comprenez-vous ?

Ah ! comme le hasard est admirable !

Surtout dans mes livres !

C’est pas dans Proust que tu trouverais ça si tu parvenais à le lire, l’ami ! T’aurais beau chercher du côté de chez Swann, jamais le veilleur de nuit qui t’accueille ne serait le voisin immédiat de la personne que tu recherches. Le secret d’Antonio est là. Sa diabolique utilisation du hasard ! Œuvre congénitale s’il en fut ! Attends, pas le moment de prononcer mon éloge parlante, ou mon horloge funèbre, je ne sais plus.

Mettre à profit l’aubaine, comme on dit à Saint-Aubin.

— Quel genre de femme est-ce ?

Il rit.

— Un vrai numéro ! Son franc-parler, vous voyez ce que je veux dire, Sir ? Elle boit sans doute un petit coup de trop, mais que celui qui n’a jamais eu la pépie lui jette la première pierre, n’est-ce pas ?

Ayant dit, il passe sa langue en os de seiche sur ses lèvres variqueuses.

— Elle vit seule ?

— A peu près. Autrefois elle avait des amis qui habitaient chez elle pendant quelques mois. Mais avec son caractère, ils ont disparu. Quand la Valentine sent que ça la démange trop fort, elle appelle à l’aide pour se faire gratter.

Il rit.

Rire de gratteur qui sait de quoi il retourne.

— Thank you, very moche, lui dis-je.

Il s’évacue. Comme la lourde n’a pas de verrou, je place le dossier de la chaise sous le loquet avant de me coucher.

Mon camarade Tu-Tue roupille sous mon oreiller quand j’écris.

Je faille à mon contrat.

Maisons uniformes, à un étage. Petit garage attenant mais la plupart des propriétaires l’ont transformé en livinge-room et leur chignole reste face à la porte dans le jardinet de vingt-cinq mètres carrés dont la pelouse ressemble à un tapis de cartes.

Je déambule dans cet univers où la poésie naît curieusement de l’uniformité, à la recherche de Connivance Street, lorsqu’une silhouette étrange attire mon attention. Celle d’une personne obèse et qui ne s’en cache pas. Ladite ressemble à une montgolfière à jambes. Elle porte une robe noire à gros pois blancs et une veste de cuir râpée. Elle est rousse à te faire décrocher le premier extincteur que tu rencontrerais sur ta route, et avance assez rapidement, compte tenu de son embonpoint. Je donne un coup de sauce pour la rejoindre, puis freine à sa hauteur et descend le vitrail de ma guinde.

— Dieu me pardonne ! m’exclamé-je, comme dans les romans britanniques de l’époque victorienne. Ne seriez-vous pas la grande Valentine Gleenon, madame ?

La grosse boule s’arrête de rouler. La boule supérieure se tourne vers moi. J’en déguste plein les vasistas ! Charogne, quel choc ! Figure-toi, ma chère enfant, un buisson ardent. Plus roux que ça, tu fais un décollement de la rétine, comme l’Arétin. La face est blême, presque livide, avec deux ronds de couperose aux pommettes, façon poupées russes. Et puis alors, il y a le regard. D’un bleu délavé quasiment blanc, immense, bordé de cils noirs à l’extrémité desquels tremblotent, non pas des larmes, mais des boulettes d’un rimmel farineux qui doit dater de l’Exposition Universelle de 1900. Frime terrifiante de sorcière ; le petit contrôleur de l'Olympia m’avait dit juste. Il y a je ne sais quoi d’indiciblement malveillant dans ce visage de carnaval.

L’interpellée me toise, intriguée et sur ses gardes.

— Oui, pourquoi ?

— C’est vous que je cherche, madame. Je suis un journaliste belge. J’appartiens au Soir de Bruxelles, je fais une enquête sur l’art théâtral irlandais, particulièrement sur ses gloires passées et présentes, et…