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— Il n’y a pas de gloires présentes ! coupe l’obèse.

Bon, je me mets en codes.

— Hélas ! je m’en aperçois. Ne pourriez-vous m’accorder une interview ?

Le mot enchanteur remue en elle une chiée de nostalgies, mais son tempérament d’emmerdeuse à outrance garde néanmoins le dessus.

— C’est l’heure de ma collation au coffee-shop, on se verra plus tard.

Je ne m’avoue pas vaincu sans combattre.

— Me permettriez-vous de vous conduire à cet établissement et de vous offrir votre collation, madame ?

Cela nous permettrait de lier connaissance avant de parler métier ?

Elle opine.

— Bonne idée ! accepte la montgolfière.

Galant, je m’empresse de descendre pour aller lui ouvrir la portière.

Ma petite chignole prend de la gîte tout à coup et une odeur effroyable de rance, de parfum excessif et même de mort, s’installe dans l’habitacle qui ne fait pas le moinacle.

— Mon nom est Van Deboo, me présenté-je.

La super-grosse murmure :

— C’est un vrai enlèvement, ma parole !

Avec coquetterie, l’horreur.

— Vous me guidez, dis-je.

Elle grommelle.

— Allez au village, au croisement vous prendrez à droite. Mon bar se trouve presque en face du grand magasin de poteries.

Son odeur devient insoutenable. Elle pue la graisse pour bagnole et le patchouli. Avec des aigreurs de bière et d’autres trucs moins subtils encore.

Je ne trouve plus rien à moufter pendant le voyage.

Mais elle, si. La voilà qui pose sa dextre sur ma sinistre.

Conduite à droite, ici, ne le forget pas.

— Montrez-moi un peu votre pouce ! exige l’ogresse avec autorité.

J’abandonne ma main entre ses francforts hydropiques.

— Seigneur ! Quel pouce ! Vous devez en avoir une belle, non ? dit Valentine Gleenon. J’ai toujours noté le rapport existant entre le sexe et le pouce des hommes. Je n’ai jamais eu de déconvenue à me baser sur cette loi de nature.

Je récupère vivement ma paluche, comme s’il y avait début de viol. La perspective qu’elle puisse tripoter de la sorte la partie concomitante de ma personne m’Ulster, comme on dit à Belfast.

Pas fiérot, je pénètre à sa suite dans une maisonnette au porche de bois aménagée en salon de thé. La salle comporte deux niveaux dont l’un est supérieur à l’autre, si tu vois ce que je veux dire. D’aimables jouvencelles en chemisier blanc et jupe orange s’y activent en distribuant des sourires.

La Gravosse va s’échouer à une table, baleine exténuée.

Bien qu’elle doive connaître la carte par cœur, elle se met à l’étudier comme Eisenhower le 5 juin 44 étudiait le plan de débarquement du lendemain.

— Pour commencer, un club sandwich avec un verre de vin blanc ; ensuite un thé et beaucoup de scones, confiture de fraises.

Elle défait son manteau, installe une partie de ses énormes seins sur la table, détourne légèrement la tête et crache épais.

— Hier soir j’ai eu une partie fine à la maison, s’excuse-t-elle vaguement, car, en Irlande, cracher est une fonction naturelle qui n’altère pas le standing d’une personne de qualité.

Son glave en encourage d’autres et la Vachasse se met à pilonner les positions. Ses gros lotos couleur de vide s’auréolent de gélatine rouge. Dans ses soufflets, c’est en plus petit le souffle d’Hiroshima. Des ondes de choc parcourent ses monstrueux nichons et la table qui les soutient en vibre. Et puis le calme succède à la tempête.

Elle respire à grosses goulées stabilisatrices.

— J’étais soprano, me dit-elle avec mélancolie.

— Vous avez de beaux restes, prétends-je.

On lui livre son godet de blanc que je devine douceâtre ; elle le biche d’une main de chercheur d’or accoutumée à agiter le tamis, l’écluse d’un grand coup de gosier courageux et, sans attendre me balaie la frite d’un hurlement comme le loup qui joue dans Croc-Blanc en balance un à la fin du film, mais chez Valentine, il s’agit d’un rot.

Je cherche à l’imaginer au temps de ses triomphes ; jeune et mince, belle aussi, peut-être ? Mais c’est duraille de la situer sur une scène, poussant le duo d’amour dans la clarté rose des loupiotes. Mister O’Brien prétend que les hommes les plus huppés se faisaient du contrecarre pour elle, qu’ils déposaient leurs Rolls et leurs revenus à ses pieds ! Tu parles d’un grand vachard, le temps ! La manière terrifiante qu’il remet les choses au point, cézigue !

Comme il se plaît à tout abîmer, à tout détruire, le vilain gueux ! La beauté, la gloire, l’amour : hop ! à la poubelle ! Avec lui, les fées deviennent radasses, les enfants s’en vont, les grands chênes se laissent débiter en cercueils. La ringarderie universelle triomphe ! Le reste n’était qu’une illuse, de la barbe à papa-maman.

La jeunesse, la grâce, la pureté, l’espoir. C’était, ce fut, ça a été ! Adios, amigos ! Farewell.

Je la regarde dévorer, la vieille. La tête dans le guidon, penchée au ras de sa bouffe : monstrueux et barbare insecte aux mandibules lentes mais impitoyables. Si tu la laisses opérer, une fois l’assiette vidée, elle dévorera la table, et puis moi, le bistrot, tout Malahide, telle une invasion de termites.

Pas la peine de lui parler en ce moment, elle ne m’entendrait pas. Tout son être est mobilisé par cet assouvissement grandiose. Elle mange ! On se sent devenir homicidaire dans ces cas-là. J’aurais une bombe à gaz foudroyant, je lui filerais une grande giclée dans les naseaux pour la voir s’écrouler la gueule dans son assiette et mourir la bouche pleine.

A la fin de la cérémonie, je prends la parole :

— Eh bien, madame, je vois mon enquête à votre sujet ainsi : dans un premier temps un rappel de ce que fut votre carrière. Vos débuts, votre ascension, vos triomphes. En seconde partie : votre vie de star : les gens illustres, pittoresques, ou tout simplement intéressants que vous avez connus. Et ensuite : vos voyages…

Elle me regarde.

Mais me regarde-t-elle vraiment ?

Ces deux grands trous blancs cernés de boulettes noires ont-ils la faculté de capter, d’enregistrer et d’interpréter des images ?

Un masque de cauchemar, voilà ce à quoi je m’adresse.

— Nous y voilà, fait-elle.

Elle a une voix tantôt grasse, tantôt fluette. Elle vient de parler d’un ton de petite fille.

— Je me mets sur le pilotage automatique.

— Pardon, madame ?

— Non, continuez !

— Vous avez bien dit « nous y voilà », n’est-ce pas ?

— Oui, je l’ai dit.

— Et pourquoi ?

— Parce que nous y voilà, mon petit vieux. Nous y voilà ! Mes voyages ! Toutes vos salades pour en arriver à ça, avec vos grands pieds et votre grosse bite ! Mes voyages ? Non : MON voyage à Lisbonne en 43, pas vrai, petit gars ? J’ai donc l’air si conne que ça ? Le Soir de Bruxelles ! Une interview de Valentine Gleenon ! Et mon cul, l’ami ? Hein ? Mon cul !

Elle pouffe, ce qui me crible de molécules issues de son club sandwich. Je regarde un bout de tomate sur le dos de ma main ; un bout de jambon sur ma manche, un bout de salade sur mon revers… La bienséance me retient de les en chasser précipitamment pour ne pas révéler le dégoût qu’ils m’inspirent.

La dame mammouth reprend :

— Vous voulez que je vous dise, mon petit vieux ? Excepté vingt personnes à Malahide et cinq ou six à Dublin, personne ne sait plus qui est Valentine Gleenon. Quant à ma gloire, comme vous appelez ça, elle n’a jamais dépassé cette putain d’île ; que dis-je, la périphérie de Dublin. Je suis une femme lucide, vous voyez !

Elle paraît s’amuser franchement et se claque les jambons.