Franchement, on a vu mieux.
La mort tragique de mon copain Larry me hante.
Je repense à son coup de turlu. Il me l’a balancé sous la menace de ceux qui allaient le liquider, c’est couru. Il était les mâchoires du piège qu’on me tendait. Mais qui donc veut me neutraliser ? Quel danger représenté-je ?
Cette affaire Gleenon que m’a confiée l’Illustre n’intéresse vraiment que la France et la mère Saindoux se fait friser la zize en prétendant que d’autres nations paieraient son document un bon prix. J’en ignore la teneur, mais quelle qu’elle soit, depuis quarante et des poussières, elle ne peut pas modifier le sort de la planète ! Non, je sens que c’est à cause de mes relations avec Larry et sa fraîche épousée qu’on s’est intéressé à moi. Les ennemis du couple sont devenus les miens, parce qu’ils ont cru que j’avais partie liée avec les Golhade. La vraie question est donc : « Que faisaient Larry et sa merveilleuse salope en Irlande ? » Il a prétendu être venu pour « couvrir » la visite de Reagan dans la verte Erin. Le célèbre acteur à la recherche de ses racines ; de quoi tartiner dans l’émotion. J’imagine d’ici : la petite maison au toit de chaume des aïeux Reagan, la visite au cimetière de village où l’on peut encore lire le nom sacré sur une dalle moussue. Seulement, ça c’était la couvrante de Larry. Le prétexte officiel. En réalité il est venu pour « autre chose », le bon apôtre. M’est avis que sa bonne femme a flanqué la merde dans sa vie. Cette fille d’Europe centrale l’aura entraîné dans des sentiers pleins de ronces aux griffures mortelles, comme l’a dit si bien Chose dans son machin sur le truc.
— C’est bon ? me demande le gentil serveur.
Je reviens à mon entrecôte.
— Fabuleux, je lui dis : on croit rêver !
En somme, le gars Bibi coltine un sacré seau de merde. Car, enfin, si tu résumes : je dois récupérer un document à vendre mais que mon gouvernement ne veut pas payer, en ayant au fion des vilains impitoyables qui s’imaginent que je travaille pour une autre maison.
Franchement, tu crois que je suis un parti convenable pour Marie-Marie ?
OUVRE TON PEBROQUE : IL VA PLEUVOIR !
Pensif, je regagne le Grand Hôtel afin d’y récupérer ma bagnole. Elle se trouve sur un terre-plein, derrière l’hôtel, au pied d’un bâtiment annexe réservé au personnel. Des poubelles débordantes attirent les oiseaux du pays. Tu te croirais dans le film d’Hitchcock The Birds.
Ça grouille de corbeaux, de merles et d’une foule d’autres espèces moins « situables ». Ma venue ne les effarouche pas. Ils sont familiers, les pinsonnets d’Irlande. Chacun pioche dans les mannes noirâtres, les plus gros filant des coups de bec aux plus petits, comme chez les humains, car, n’en déplaise aux pouètes, les zoziaux sont aussi fumiers que nous.
Je continue d’habiter en mes pensées, à moins que ce ne soit elles qui m’habitent (dans le train !). Toujours la mort de Larry qui me chicane. Je tente de reconstituer ce qui s’est passé. En rentrant, l’autre soir, il trouve les deux gonzesses mortes dans son lit. Sale affaire ! Il prévient alors « les gens » pour qui il usine en Irlande.
Ceux-ci, pleins de sang-froid, lui organisent une évacuation en douce des cadavres. Il dit au veilleur de nuit que sa femme est malade et qu’il appelle un médecin. Dans un premier temps, un mec se pointe pour jouer ce rôle.
Le faux doc prétend qu’on doit « hospitaliser » la patiente. Ambulance, infirmiers bidons. Les gaziers s’arrangent pour évacuer deux personnes au lieu d’une.
Comment ? En les mettant tête-bêche sur le brancard : elles n’étaient pas grosses et une fois recouvertes d’un plaid…
Tout en compuctant des cellotes, j’arrive à ma guinde et j’y prends place. D’avoir l’esprit mobilisé par cette histoire Larry me sauve la mise, c’est-à-dire la vie. Je viens d’agir automatiquement, en obéissant à la force de l’habitude. Or, quand tu vas chercher ta pompe, tu ouvres la portière de gauche puisque chez nous, gens hautement civilisés, le volant se trouve à gauche. Dans l’archipel britannique et assimilé, c’est le contraire : le volant est à droite.
Ayant déponné la lourde de gauche, je constate ma distraction et maugrée comme quoi ces emmanchés de Rosbifs, non contents de refiler leur dialecte aux gentils Irlandais, y a fallu qu’ils leur contractent en plus la manie du thé et de la conduite à gauche, ces cons !
Je vais pour claquer la portière et contourner la tire lorsque mon regard de lynx en rut capte un petit quelque chose. Insignifiant en apparence. Mais l’œil, c’est l’œil, comme dit le président Le Pen. Un mince fil noir court le long du tube de direction. Il part de sous le volant pour descendre au niveau du tableau de bord sous lequel il faufile.
Rouvrant grand la porte de gauche, je me penche sur la banquette pour mater l’arrivée du fâcheux fil noir, qu’on a scotché délicatement pour le faire tenir contre la direction. Il aboutit à une sorte de boîte noire aussi, de la taille d’un paquet de cigarettes.
Très bien, j’ai compris.
Je balance entre débarrasser ma voiture de ce gadget ou bien l’abandonner là, purement et simplement.
N’étant pas artificier professionnel, je juge plus opportun de ne toucher à rien. Simplement, je ferme les portières à clé.
Une virée complète des environs me révèle que l’Audi jaune a disparu du secteur.
Décidément, je gêne.
Que faire ?
Je décide de prendre le bus pour Dublin afin d’aller louer une nouvelle tire dans un autre organisme : Hertz ou Avis.
Le 42 est un véhicule à étage qui me drive jusqu’à Talbot Street. Je me suis offert un fauteuil de balcon et je regarde défiler la banlieue : ses terrains de sport, ses maisons colorées, ses portes cintrées, ses pubs, ses pubs, ses pubs, avec leurs vitres en culs de bouteille et leurs enseignes qui font rêver. Des punks traînent leur connerie le long des artères populeuses. Cheveux bleus, verts ou orange, taillés en crinière de cheval, dégaines de loubards fatigués, vestes de cuir, bracelets à clous. Ils affirment quoi ? Ils espèrent quoi ? Ils en appellent à qui ? Faux militants d’une fausse libération, ils me paraissent pris au piège de leur crédulité. O chers petits cons du siècle, ô mes enfants tragiques, laissez tomber et venez vous laver !
Au terminus, je ne réalise pas que c’est le terminus, le bus étant stoppé dans une rue grouillante. Je poireaute un moment dans mon aquarium, intéressé par la vie dublinoise. Comme on ne repart pas et que je suis seul, je finis par réaliser mon immobilisme et me précipite dans l’escalier en colis de maçon.
Une seule personne se trouve encore au rez-de-chaussée du bus. Ce n’est ni le chauffeur, ni le receveur, mais la dame de l’Audi jaune.
Elle est assise près de l’escalier et semble attendre.
Qui donc ? C’est ça que tu te demandes, hein ? Qui attend-elle ? Pauvre gland !
Mais moi, parbleu !
Alors là, franchement, pour du culot c’est du culot !
Je me plante devant la dame au fessier sublime. Pour l’instant elle est assise dessus, mais attends que j’apprenne sa nationalité et que je lui joue son hymne officiel pour la faire se lever, alors là tu te rinceras l’œil, petit dégueulasse.
— Elevé dans la chère religion catholique, très tôt l’on m’inculqua la notion de « l’Ange Gardien », je lui déclare ; j’étais loin de me douter qu’il appartenait au sexe féminin et qu’il était aussi gracieux !
Elle se lève sans un mot. Son parfum me balaie les narines. Une odeur de roses. J’adore les parfums à la rose, si peu de femmes s’en mettent ! Et pourtant, il est si frais, si nostalgique…