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— Il paraît que c’est hormonal, enfin, biochimique, quoi… Au bout de trois ans c’est fini, on n’y peut rien. Tu trouves pas ça triste ?

— Non mon toutou. L’amour dure le temps qu’il doit durer, ça m’est égal. Mais si tu veux qu’il dure, je crois qu’il faut apprendre à s’ennuyer bien. Il faut trouver la personne avec qui l’on a envie de s’emmerder. Puisque la passion éternelle n’existe pas, recherchons au moins un ennui agréable.

— Oui, tu as peut-être raison… Tu crois que ça me passera un jour de courir après des apparitions ?

— Oui mon poulet. Tu prends le problème à l’envers. Plus on cherche à être passionné et plus on est déçu quand ça s’arrête. Ce qu’il faut, c’est chercher l’ennui, comme ça tu seras toujours surpris de ne pas te faire chier. La passion ne peut pas être « institutionnelle », c’est l’ennui qui doit être la normale — et la passion une cerise sur le gâteau. Tu sais, la peur de l’ennui…

— … C’est déjà la haine de soi… Je sais, tu me l’as dit et répété… Pff… Quand je vois tous ces couples d’amis qui se détestent, s’ennuient, se trompent, tirent la gueule et restent ensemble juste pour faire durer leur mariage, je ne regrette pas de divorcer… Au moins, moi, je garderai une belle image de mon histoire.

— Ma petite gouape, je te parle pas d’Anne mais d’Alice. Tu fantasmes sur elle alors que tu ne la connais même pas. Voilà, c’est ça ta maladie : tu aimes quelqu’un que tu ne connais pas. Est-ce que tu crois que tu la supporterais si tu devais vivre avec elle ? Pas sûr : ce qui vous excite, c’est de ne pas pouvoir être ensemble. Moi, si j’étais toi, je rappellerais Anne.

— Jean-Georges ?

— Quoi, mon zouzou ?

— Dis pas de conneries. On se reprend deux verres ?

— OK si c’est toi qui raques.

— Jean-Georges, je peux te poser une question ?

— Dis toujours.

— Tu as déjà souffert par amour ?

— Non, tu le sais bien. Je ne suis jamais tombé amoureux. C’est mon grand malheur.

— Parfois je t’envie. Moi, je ne suis jamais resté amoureux, c’est pire.

Son silence m’a fait regretter de lui avoir posé cette question. Un nuage voile ses yeux détournés. Sa voix se fait plus grave :

— Arrête de renverser les rôles, petite frappe. C’est moi qui t’envie, tu le sais très bien. Moi je souffre depuis ma naissance. Tu découvres en ce moment une douleur que j’aimerais bien connaître. Changeons de sujet, si tu veux bien. Et voilà, mon malheur est contagieux. Maintenant on est deux à avoir le blues, nous voilà bien avancés.

— Tu crois que je suis un salaud ?

— Mais non, mais non. Tu fais ton apprentissage, tu n’es qu’un petit amateur, mon chou à la crème. Tu as encore quelques progrès à faire. Par contre…

— Par contre quoi ?

— Par contre, t’es vraiment un gros pédé de la fesse et je vais tout de suite t’attraper par le petit orifice.

Là-dessus ce sagouin m’empoigne et nous roulons par terre en renversant la table, les verres et les fauteuils dans un grand éclat de rire, pendant que le barman cherche frénétiquement dans l’annuaire le téléphone des urgences psychiatriques de l’hôpital Sainte-Anne.

XLI

Conjectures

Alors il s’est passé une chose terrible : j’ai commencé à garder mes chaussettes pour dormir. Il fallait réagir, sans quoi bientôt je me mettrais à boire ma propre urine. Je me retournais dans mon lit en songeant à ce que m’avait dit Jean-Georges. Et s’il avait raison ? Il fallait rappeler Anne. Après tout, puisque Alice ne voulait pas venir, j’avais peut-être eu tort de divorcer. Tout n’était pas perdu : beaucoup de gens retombent amoureux de leur époux le lendemain du divorce. Tiens : Adeline et Johnny. Non, mauvais exemple. Euh, Liz Taylor et Richard Burton. Pas tellement mieux.

Je pourrais récupérer Anne. Il fallait récupérer Anne. Tout était rattrapable. Nous n’avions pas tout essayé. Nous allions tout essayer. À force de ne pas se parler pour se ménager l’un l’autre, nous nous étions quittés sans rien nous dire. Nous serions ensemble, à nouveau, et ririons bientôt en évoquant notre séparation. Nous en avions vu d’autres.

Non, à la réflexion, nous n’en avions pas vu d’autres. Autrefois les mariages résistaient à ce genre de passades. Aujourd’hui les mariages sont des passades. La société dans laquelle nous sommes nés repose sur l’égoïsme. Les sociologues nomment cela l’individualisme alors qu’il y a un mot plus simple : nous vivons dans la société de la solitude. Il n’y a plus de familles, plus de villages, plus de Dieu. Nos aînés nous ont délivrés de toutes ces oppressions et à la place ils ont allumé la télévision. Nous sommes abandonnés à nous-mêmes, incapables de nous intéresser à quoi que ce soit d’autre que notre nombril.

J’ai tout de même échafaudé un plan. J’espérais ne pas être obligé d’en arriver à cette extrémité mais le départ d’Alice en vacances avec son mari mérite une riposte nucléaire. Cette fois on jette la dignité à la rivière. Mon plan, c’est de rappeler Anne. Je décroche le téléphone avec un sourire que je voudrais machiavélique et qui n’est qu’intimidé.

XLII

L’émouvant stratagème

— Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus ? ai-je demandé à Anne en tirant sur la table du restaurant pour qu’elle puisse s’asseoir sur la banquette.

Avant, nous aimions dîner côte à côte dans cette brasserie, mais avant c’était avant, et ce soir nous dînons face à face. Elle m’observe avec curiosité avant de répondre :

— Quatre mois, une semaine, trois jours, huit heures et (elle dit cela en vérifiant sur sa montre) seize minutes.

— Et quarante-trois secondes, quarante-quatre, quarante-cinq…

Nous commençons par occuper la conversation avec toutes les choses qui permettent d’éviter l’essentiel : nos métiers, nos amis, nos souvenirs. Comme si tout ce qui s’est passé n’avait pas eu lieu. Mais Anne voit bien que je suis malheureux, et ça la rend malheureuse de ne pas en être la cause. Au dessert, énervée, elle m’agresse un peu.

— Bon, tu ne m’as pas invitée à dîner pour qu’on se raconte des histoires de vieux amis. Qu’est-ce que tu veux me dire ?

— Eh bien… Il y a des affaires à toi à la maison, je me demandais si tu voulais venir les récupérer. Et en même temps, on aurait pu en profiter pour passer le week-end ensemble et voir si…

— Hein ? T’es tombé sur la tête ou quoi ? On est divorcés mon vieux ! Je vois très bien que ce n’est pas moi dont tu es amoureux, et puis merde, je ne suis pas un jouet que tu peux trimballer !

— Chut ! Pas si fort…

Je m’adresse à nos voisins de table :

— Nous sommes divorcés, je viens de lui proposer de partir en week-end et elle a refusé. Voilà, ça va, vous savez tout. Vous pouvez arrêter d’écouter maintenant ? Ou alors votre vie avec cette radasse en face de vous est tellement merdique que vous avez besoin d’écouter celle des autres ?

Le voisin se lève, moi aussi, nos femmes nous séparent, bref, il y a de l’action dans ce bouquin. Puis je paie l’addition et nous sortons du restaurant. Dehors, il fait encore plus nuit qu’avant. Dans la rue, nous faisons quelques pas en rigolant. Je lui demande pardon. Elle me dit que ça va. Elle semble accepter cette rupture mieux que moi.

— Marc, il est trop tard. Nous avons atteint un point de non-retour. J’aime quelqu’un, et toi aussi : nous n’avons plus rien à faire ensemble.

— Je sais, je sais, je suis ridicule… Je me disais qu’on aurait pu réessayer… Tu es sûre que tu ne veux pas que je te raccompagne ?