Выбрать главу

— Quant à vous, pauvre minable… je vais régler votre affaire en deux coups de cuiller à pot ! me lance la Hourie depuis la porte.

Pauvre minable ! Elle ne s'est pas trompée ! J'ai tout de la pomme à l'huile, ma parole ! Mais pouvais-je prévoir que ce gros porc allait écluser la potion magique !

— Je veux me lever, je suis attendu, il faut que j'aille à Genève, aidez-moi ! balbutie le mourant.

Je sursaute !

Potion magique ! M'est avis que le picrate du Gros est aussi efficace que la sale drogue du Vieux.

Les yeux du ministre ont un reflet nouveau. Ses pommettes bistres ont rougi. Il fait des efforts pour se soulever.

— Vous irez à Genève quand vous serez guéri, monsieur le ministre !

Il ne réagit pas en m'entendant lui donner son titre. Il volplane dans les nuages (déjà). La réalité a largué ses amarres ; maintenant, il acquiert sa vitesse de croisière pour rallier Saint-Pierre City sans escale.

— Non, on m'attend…

— Je vais prévenir que Votre Excellence sera en retard…

— Oui…

Il paraît halluciné. Il me regarde comme s'il ne me voyait pas. Il ne sent pins sa douleur. Sa tête ballotte de gauche à droite, d'avant en arrière, comme si ses vertèbres cervicales étaient en caoutchouc. Sa bouille, c'est un punching-ball entraîné par son propre poids.

— Où devait avoir lieu le rendez-vous ?

— Hôtel Intermondial…

— Qui dois-je faire prévenir ?

Son regard chavire, devient tout blanc, tout vitreux.

Au lieu de compatir, je me file en boule. Ah non ! ça suffit commak, il va pas me claquer dans les pattes avant d'avoir annoncé la couleur ! Y'a que dans les films de série B que les zigs clapotent de la menteuse et rendent l'âme au moment de proférer le nom fatidique qui permettrait d'élucider l'affaire. Notez, je comprends les auteurs. Si à la première bobine, un comparse traqué disait : « C'est Dugommier le chef du réseau », y'aurait plus de film.

Alors, nécessairement, l'auteur le tue pile à l'instant de la grande révélation, de façon que l'enquête dure une heure et demie d'écran.

Moi, si je vous dis que Tabobo Hobibi virgule dans les quetsches juste au moment où il va balancer le blaze de son correspondant suissaga, c'est que c'est vrai. Croyez pas à un subterfuge d'affabulateur déficient. Vous me connaissez, non ? J'aurais trouvé autre chose de plus meû-meû. Si vous avez des doutes, je le réanime, le ministre, aussi prompto que Jésus ressuscita Lazare. Je lui fais déballer tout le bidule, et vous verrez que le bouquin continuera tout de même. Vous réjouissez pas, mes drôles, vous n'aurez pas deux cents pages blanches pour y noter vos pensées ou, ce qui est plus probable, vos comptes.

Car les hommes ont toujours plus de chiffres que de lettres à écrire, hélas ! Notez que ce serait un truc à lancer, le livre blanc. Vraiment blanc. Je sais des auteurs, quand je viens de les parcourir, je me demande pourquoi leurs bouquins sont imprimés. Je me dis : juste la couverture, manière qu'ils se masturbent en voyant flamboyer leur nom, ça serait amplement suffisant. Et dedans : rien. Des pages immaculées comme la Conception du même nom ! Je parie que ça plairait, que ça ferait fureur. On se composerait toute une bibliothèque de ce tonneau. Des pleins rayons chargea à crever. Vos potes chopent un livre au hasard, sollicités par le titre : « Dix ans sur la lunette, ou les mémoires d'un constipé », par Jérôme Bougnazal, de l'Académie Pétaouche. Ils feuillettent le présumé chef-d'œuvre, et qu'y trouvent-ils ? La note de votre blanchisseur, votre consommation d'essence du mois, l'évolution de vos hémorroïdes, la recette du goulache (ou goulash) hongrois et les pesées successives de votre petit garçon, de sa varicelle à sa vérole. Autrement passionnant que le « il poussa la porte et entra » du sieur Bougnazal, non ? Varié, au moins ! Imprévu, mouvant : la vie, quoi ! La vraie : celle qui croît et non celle qui croasse. Votre vie, dite courante, et qui court en effet, qui galope même, plus vite que vous ne le supposez. Réaliste ! Tout y serait : le calendrier de memère, les adresses de vos clandés, les cours de la Bourse, les résultats du tiercé… Je crois que je vais creuser l'idée, la faire breveter.

Mais je reviens à Tabobo Hobibi, lequel ne revient pas à lui. J'ai un peu ellipse en tartinant sur son coma. Car, juste avant de sombrer, comme je lui posais la question suivante : « Qui dois-je prévenir ? », il a balbutié :

— Sœur… Sœur Marie des… Anges.

Et puis, bye-bye ! Sa tête est retombée et seule une respiration ronflante témoigne qu'il vit encore.

Quand sœur Marie des Anges radine, fumante, vitupérante, abondante, écornante (religieuse), je détourne sa rogne sur le mourant.

— Occupez-vous d'abord de lui, ma sœur, il vient de vous réclamer, le cher homme !

Le devoir professionnel l'emporte sur la colère.

La digne femme se penche sur le mystérieux messager de la reine Kelbobaba et pousse un grognement de profonde insatisfaction.

— Voilà un pauvre garçon qui va bientôt comparaître devant son créateur ! annonce-t-elle.

Et elle bondit au bigophone pour réclamer d'urgence le docteur et l'aumônier.

Je pense qu'en effet il est grand temps qu'on l'administre, le ministre.

CHAPITRE NUMBER THREE

Mes bonzes amis, il y a des gars qui se figurent que les objets inanimés ont une âme. J'ai connu un vieux célibataire frapadingue qui, dès qu'il possédait trois balles, courait acheter des ballons rouges afin de leur rendre la liberté. Il les prenait pour des oiseaux, ou peut-être même pour des esprits réingazés. Ça ressemble à un conte de Marcel Aymé, et pourtant c'est réel.

Ce que nous éprouvons, à la suite de cette misérable affaire, lorsque nous nous retrouvons pour le grand savonnage dans le bureau du dabe, est un sentiment absolument inverse. En croisant le regard du Tondu, nous nous disons, le cher Béru et votre serviteur[2], que le Vieux est un objet sans doute animé (entre autres des plus mauvaises intentions) mais qu'il est absolument sans âme.

Sa frime est aussi inexpressive que la vitrine d'un magasin en cours de transformation. Ses yeux pointus sont pareils à une photographie de la foudre et ses doigts pâles caressent le cuir doux de son sous-main comme s'il affûtait son sens tactile pour l'utiliser à des fins meurtrières[3].

Un silence pétrifiant nous donne un avant-goût de la rigidité cadavérique.

Je ne me risque pas à l'interrompre.

Je le sens tellement aux limites de l'explosion, le dirlo, que je retiens mon souffle. Paraît que les amibes (les amibes de nos amis sont nos amibes) se reproduisent par scissiparité, vous voyez pas que ça soye tout à coup du kif pour le Boss et qu'on s'en farcisse deux au lieu d'un !

Pour m'évacuer l'angoisse, me préserver le système nerveux, je pense à autre chose : à des champs de blé truffés de coquelicots et de bluets, à des pubis savoureux, à des melons odorants, à des pins parasols, à des pigeons blancs sur une fenêtre, aux Lettres de mon Moulin et à des tas d'autres trucs délicats qui vous font croire un moment que la vie est jolie.

Mais le silence est trop féroce, trop inhumain, pour qu'on puisse penser vraiment à autre chose. Je devine que le dabe est en train de mijoter des mots bien flétrisseurs. Il les sélectionne, les assemble, les tresse. Il veut nous les planter jusqu'à la garde dans l'honneur. Nous sommes ses cons damnés d'être rois comme un ! Il élabore son exécution. Il la veut capitale. Rien ne sera trop acéré, trop vénéneux, trop contondant pour nous. II rêve de nous flageller avec ses épithètes ! De nous empaler sur ses qualificatifs, de nous vitrioler de ses verbes, de nous poignarder de ses adverbes, de nous étrangler avec ses métaphores, de nous empoisonner en distillant de perfides néologismes. Il souhaite pour nous une mort cérébrale longue et variée dans son processus. Il met du temps à se décider. Rien n'est assez acide dans le vocabulaire.

вернуться

2

Ce qui est une façon de parler, parce que pour ce qui est d'être le serviteur de qui que ce soit, vous pouvez toujours vous l'arrondir !

вернуться

3

J'sais pas si vous en conviendrez, bilieux comme vous l'êtes, mais je trouve que le bonhomme qui est capable de s'exprimer de la sorte est en pleine possession de ses moyens.