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Poul Anderson

Le bouclier du temps

« “ Qu’est-ce que la vérité ? ” disait Pilate en plaisantant, et sans attendre la réponse[1]. » Qu’est-ce qui tient du réel, du possible ou du potentiellement réel ? L’univers quantique fluctue sans cesse à la lisière du connaissable. Il n’existe aucune méthode permettant de prédire le destin d’une particule isolée ; et, au sein d’un monde chaotique, le destin collectif peut dépendre de celui d’une particule. Saint Thomas d’Aquin a dit que Dieu Lui-même ne pouvait altérer le passé, car prétendre le contraire serait un oxymoron ; mais saint Thomas se limitait à la logique d’Aristote. Rendez-vous dans ce passé, et vous êtes aussi libre que vous l’avez jamais été dans votre présent, libre de créer ou de détruire, de guider ou d’égarer, de courir ou de trébucher. En conséquence, si vous altérez le cours des événements tel que le rapportait l’Histoire qu’on vous a enseignée, vous n’en serez pas affecté, mais l’avenir qui vous a engendré aura disparu, n’aura jamais existé ; la réalité ne sera plus celle que vous vous rappelez. La différence sera peut-être minime, voire insignifiante. Peut-être sera-t-elle monstrueuse. Les humains qui, les premiers, maîtrisèrent le déplacement dans le temps ont concrétisé ce danger. Par conséquent, les êtres surhumains des âges qui leur étaient ultérieurs sont revenus à leur époque pour ordonner la création de la Patrouille du temps.

Avant-propos

Patrouille du temps, quatrième et dernière époque !

Ce n’est pas sans un pincement au cœur que nous allons dire adieu à Manse Everard et à ses intrépides compagnons, au premier rang desquels figure la jeune Wanda Tamberly, une fois que sera achevée l’aventure que vous allez découvrir. Elle les conduira de la Bactriane du IIIe siècle av. J.C. à une étrange variante de notre XXe siècle… ou plutôt à deux étranges variantes… en passant par un bout de terre disparu depuis la préhistoire puis par le Moyen Âge italien. Nos héros devront affronter les derniers Exaltationnistes, mais aussi une menace plus pernicieuse encore, puisqu’elle semble le fait du seul hasard – ou du chaos quantique, au choix.

Comme toujours chez Poul Anderson, ils se tireront d’affaire en faisant appel à leur courage, à leur esprit d’initiative mais aussi à leur camaraderie. Car ce n’est pas au nom d’une idéologie qu’ils se battent mais pour le salut de leurs amis et de leurs proches. Ces « gardiens du temps » savent aussi se garder eux-mêmes…

Au moment où se conclut la publication française de ce cycle, on constate sur nos rivages, mais aussi outre-Atlantique, un regain d’intérêt pour l’œuvre de Poul Anderson. La bibliographie que nous avions composée fin 2004 pour le premier volume s’est considérablement étoffée, notamment ces derniers mois : Baen Books, qui fut le principal éditeur de notre auteur lors de la dernière décennie de sa carrière, a entamé une édition en sept volumes de son cycle de la « Civilisation technique », dont nous ne connaissons ici que quelques bribes, à savoir les exploits de Dominic Flandry, l’agent de l’Empire terrien[2].

Déjà parus à l’heure où nous écrivons ces lignes : The Van Rijn Method et David Falkayn, Star Trader ; un troisième volume, Rise of the Terran Empire, est annoncé pour juillet. Parallèlement, la New England Science Fiction Association vient de mettre sur les rails un projet ambitieux, qui n’est ni plus ni moins qu’une intégrale raisonnée des nouvelles d’Anderson (agrémentées d’essais et de poèmes choisis) ; un premier volume, Call Me Joe, est sorti en début d’année, un deuxième, The Queen of Air and Darkness, est annoncé pour août.

De quoi donner de la matière aux éditeurs français… Mais ceux-ci ne sont pas en reste, puisque ce printemps aura vu la réédition en Folio SF de Trois cœurs, trois lions, suivi de Deux regrets, précédemment paru au Bélial’, et au Livre de Poche de Roma Mater, le premier volet de la tétralogie du Roi d’Ys (en collaboration avec Karen Anderson), publié il y a trois ans par Calmann-Lévy.

Dans le temps ou dans l’espace, l’aventure n’est pas finie…

Jean-Daniel Brèque

Première partie

L’étranger est dans tes portes

1987 apr. J.C.

Peut-être avait-il eu tort de revenir à New York le lendemain de son départ. Même ici, en ce jour, le printemps était trop beau. Un crépuscule comme celui-ci n’était pas propice à la solitude, ni aux réminiscences. La pluie avait purifié l’atmosphère pour un temps et les fenêtres ouvertes laissaient entrer un parfum de fleurs et de verdure. Les lumières et les bruits qui montaient de la rue en étaient adoucis, évoquant l’éclat et le murmure d’un fleuve. Manse Everard avait envie de sortir.

Il aurait pu aller faire un tour dans Central Park, avec son étourdisseur dans la poche en cas de pépin. Pas un policier de ce siècle n’y reconnaîtrait une arme. Mieux encore, vu les actes de violence auxquels il avait récemment assisté – dans ce registre, le minimum était déjà insupportable –, il aurait pu se balader dans le centre-ville jusqu’à échouer dans l’un de ses bars préférés, y savourant la bière et les conversations. Et s’il avait vraiment souhaité s’évader, il avait toujours le loisir de réquisitionner un scooter temporel au QG de la Patrouille pour gagner l’époque et le lieu de son choix. Un agent non-attaché n’a pas besoin de s’expliquer.

Un coup de fil l’avait piégé chez lui. Il arpentait son appartement enténébré, les dents crispées sur une pipe rougeoyante, laissant parfois échapper un juron bien senti. Ridicule de se mettre dans des états pareils. D’accord, il est naturel de se sentir déprimé après l’action ; mais il avait profité de quinze jours de détente dans la Tyr du temps d’Hiram, pendant qu’il finalisait les derniers détails de sa mission[3]. Quant à Bronwen, il avait veillé à lui assurer un avenir correct, et il n’aurait fait que gâcher son bonheur en tentant de la revoir ; par ailleurs, à en croire le calendrier, elle était retournée à la poussière depuis vingt-neuf siècles et mieux valait mettre un point final à cette histoire.

Un coup de sonnette l’arracha à ses idées noires. Il pressa le commutateur, tiqua sous le soudain flot de lumière et fit entrer son visiteur. « Bonsoir, agent Everard, lui dit l’homme dans un anglais subtilement altéré. Je m’appelle Guion. J’espère ne pas vous déranger à cette heure-ci.

— Non, non. J’ai accepté votre rendez-vous au téléphone, n’est-ce pas ? » Ils se serrèrent la main. Everard songea que ce geste n’était sûrement pas d’usage dans le milieu spatio-temporel de l’autre, quel qu’il fût. « Entrez.

— J’ai pensé que vous souhaiteriez consacrer ce jour à régler les détails administratifs afin de partir dès demain dans quelque coin tranquille pour y villégiaturer – euh… les Américains de votre époque préfèrent parler de vacances, c’est cela ? J’aurais pu m’entretenir avec vous à votre retour, naturellement, mais vos souvenirs auraient été bien moins frais. En outre, pour parler franchement, je tenais à faire votre connaissance. Puis-je vous inviter à dîner dans le restaurant de votre choix ? »

Tout en récitant son discours, Guion était entré dans le salon et avait pris place dans un fauteuil. D’une apparence tout à fait banale, il était plus petit et plus mince que la moyenne, et vêtu d’un costume gris anonyme. Son crâne semblait toutefois un peu trop proéminent et, quand on le regardait de près, on constatait que ses traits n’étaient pas ceux de l’homme blanc au teint basané qu’il paraissait être – en fait, il ne correspondait à aucune des races vivant présentement sur la planète. Everard se demanda quelle puissance dissimulait son sourire.

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1

Francis Bacon, « De la vérité », in Essais, trad. Maurice Castelain, Aubier-Montaigne. (N.d.T)

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2

En France, la librairie de l’Atalante a publié Agent de l’Empire terrien, Défenseur de l’Empire terrien et Chevalier de l’Empire terrien.

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3

Voir « D’ivoire, de singes et de paons », in Le Patrouilleur du temps. (N.d.T.)