Выбрать главу

Cari Farness dans « Le Chagrin d’Odin le Goth » et Janne Floris dans cette aventure paieront un lourd tribut psychologique pour s’être pris de compassion envers les sujets observés. Cela, en dépit des contraintes propres à la Patrouille, dont la langue employée par les agents permet de rendre compte des « événements chronocinétiques » associés au déplacement temporel, notamment les paradoxes, mais est incapable de transcrire les émotions humaines. La cause de la divergence dans « Stella Maris » surprendra le lecteur habitué au cycle, et permet à Poul Anderson de dénouer son canevas habituel. À petites causes, grands effets, la tragédie individuelle, que l’on pourrait tenir pour négligeable, influe sur la trame universelle du temps. Manse Everard n’en sortira pas non plus indemne. Car, nous l’avons vu, l’agent non attaché est loin de demeurer objectif.

Étonnant est, au fils du cycle, le travail de sape conduit en sous-main par Everard. Un Patrouilleur a pour consigne de se soucier de la continuité historique. Or, à l’occasion, il substitue à cette dernière une autre forme de durée : la dimension mythique si chère à Poul Anderson. Dans le chapitre 9 de la Poétique, Aristote affirme préférer l’œuvre du poète au travail de l’historien. En grec, historikos désigne « l’enquêteur » celui qui identifie un problème, en analyse les causes, reconstruit l’enchaînement des faits et fournit une résolution. Pour Aristote, l’historien se contente de collecter les faits particuliers, quand le poète propose des modèles universels. L’homme fort ou la femme belle de l’enquêteur ne vaudront jamais l’homme fort comme Héraclès ou la femme belle comme Aphrodite. Manse Everard, dont Poul Anderson nous dit plusieurs fois qu’il est bibliophile, privilégie parfois l’universalité du mythe. Dans « Le Grand Roi », figurant dans le recueil initial La Patrouille du temps, le héros découvre qu’un Patrouilleur a pris la place de Cyrus. Cela, parce que le légendaire suzerain mède n’a jamais existé. Everard cautionne la décision du remplaçant, autrement dit un choix subjectif, et bouleverse l’objectivité historique en créant un paradoxe permettant de faire advenir le vrai Cyrus.

N’en déplaise aux Danelliens et à leur orthodoxie égoïste, l’Histoire ne peut être qu’en n’étant pas, sa réalité est une vérité d’archétype. Ce qui pose le problème du sens de l’Histoire, entendu à la fois comme signification et direction. Dès la première nouvelle, nous savons que l’orientation historique est garantie par les Danelliens. Cela, à leur propre avantage, puisque cette force obscure fait de chaque événement une étape en vue de leur apparition. Les humains ne sont alors que de simples moteurs conduisant à l’avènement danellien. Autrement dit, à la fin de l’Histoire. Ainsi, loin de préserver la continuité historique, les Patrouilleurs œuvrent à sa destruction, leur vérité n’est qu’une interprétation créditée par l’autorité. Ou, comme l’affirme Le Bouclier du temps : « La Patrouille constitue l’élément stabilisateur, qui maintient le temps dans son cours régulier. Peut-être ce cours-ci n’est-il pas le meilleur, mais nous ne sommes pas des dieux et ne pouvons lui en imposer un autre. »

La lecture danelienne peut cependant être remise en cause, et les Patrouilleurs voir leur action contrariée par d’autres intervenants, comme dans « D’ivoire, de singes et de paons », nouvelle incluse dans Le Patrouilleur du temps, au titre emprunté à la Bible, précisément au premier livre des Rois. En l’an 950 av. J.C., Manse Everard débarque à Tyr sous l’identité d’Eborix, un Celte d’Europe centrale. A peine arrivé, il fait l’objet d’une tentative d’assassinat au pistolet. Everard prend contact avec Chaim Zorach, le représentant local de la Patrouille. Ils ont pour mission d’arrêter Merau Varagan, leader des Exaltationnistes, un commando de chronoterroristes qui semblent avoir été créés à « l’époque des ingénieurs planétaires » et cherchent à altérer le cours de l’Histoire. Si les pirates temporels réussissent, le judaïsme n’adviendra pas au bénéfice d’un maintien et de l’expansion de la culture phénicienne. À long terme, c’est l’existence même de la démocratie qui est en jeu.

Or rien ne distingue fondamentalement Manse Everard de son ennemi Merau Varagan, dont les noms se ressemblent. D’ailleurs, dans Le Bouclier du temps, Everard se sentira attiré par le clone féminin de Varagan. Ils n’hésitent ni l’un ni l’autre à modifier les faits. Accordons que le héros apparaît comme un révisionniste, quand Varagan s’assume en négationniste : « Le chaos est le but même des Exaltationnistes. » C’est au premier qui ouvrira la boîte de Pandore, pour libérer et organiser les faits, phénomènes sensibles aux conditions initiales, dont la moindre variation peut entraîner des conséquences s’amplifiant de façon exponentielle. Comme l’écrit Poul Anderson : « Le chat de Schrödinger se cache dans l’Histoire tout autant que dans sa boîte. »

« L’Année de la rançon », nouvelle qui figure dans La Rançon du temps, puis Le Bouclier du temps, permettent au lecteur d’en apprendre davantage sur les Exaltationnistes : « Les généticiens du XXXIe millénaire entreprirent d’engendrer une race de surhommes, conçus pour explorer et conquérir les frontières cosmiques, pour s’apercevoir par la suite qu’ils avaient donné naissance à Lucifer. » Ces êtres d’exception qui s’appellent entre eux « frère » ou « sœur » manifestent un esprit de corps égal à celui de la Patrouille. Ils se sont rebellés contre la civilisation médiocre qui les a engendrés : « Quand on est prisonnier d’un mythe, on endure une existence monotone et dénuée de sens – mais peut-être n’aviez-vous pas songé à cela. Notre civilisation était plus antique pour nous que l’âge de pierre ne l’est pour un homme de votre époque. Au bout du compte, cela a fini par nous la rendre insupportable. » Ils ont été vaincus, non sans parvenir à fuir. Depuis, ils ne cessent de conspirer à modifier la trame du temps pour lutter contre l’ennui : « C’est le défi en lui-même qui importe. Si nous devons échouer et périr, nous aurons au moins vécu dans l’Exaltation. »