Выбрать главу

Manse Everard est donc envoyé en 209 av. J.C. dans « Les Femmes et les chevaux, le pouvoir et la guerre », en tant que Méandre l’Illyrien, aventurier originaire de Macédoine. Il joint son contact, le philosophe indien Chandrakumar, à l’origine un historien du XIXe siècle. Le roi de Syrie Antiochos III s’apprête à attaquer Euthydème Ier, souverain de la Bactriane, un État au nord de l’actuel Afghanistan, conquis par Alexandre le Grand. Les Exaltationnistes sont déjà sur place sous l’identité supposée de marchands venus d’une lointaine contrée du nord-ouest. Si leur complot visant à assassiner Antiochos après son retour des Indes réussit, plusieurs altérations sont possibles. Le royaume séleucide n’existera pas, et les Romains ou les Perses prendront dans l’Histoire une importance exagérée. Autre divergence, en conquérant la Bactriane puis l’Inde, le monarque syrien empêchera l’avènement du christianisme. Everard devra donc contrer les agissements des pirates temporels, avec à leur tête la sublime courtisane Théonis, clone de Varagan, et son cousin Nicomaque, prêtre d’un temple consacré à Poséidon.

La mission réussira, mais de manière inattendue. Les Danelliens ont sciemment surévalué le risque et commis un faux sous la forme d’un pseudo document ancien, « retrouvé » par les soldats soviétiques lors de l’invasion afghane. La contrefaçon ayant pour but de tromper… Manse Everard. Celui-ci apparaît d’ailleurs tout au long du roman assez amer, ou enclin au réalisme motivé par son âge et par l’expérience, « un vétéran, un agent non-attaché de la Patrouille du temps, qui savait que l’Histoire humaine n’est qu’une litanie de souffrances ».

Wanda Tamberly subira elle aussi l’affect lié à sa condition, syndrome d’empathie qui se manifeste dès sa première mission officielle dans « Béringie ». Dépêchée en 13 212 av. J.C., elle a pour tâche d’observer la tribu des Tulat, Caucasiens archaïques qui vivent entre la Sibérie et l’Alaska. Or les « Nous », comme ils se nomment eux-mêmes, sont destinés à disparaître face à l’invasion des Wanayimo, tribu paélo-indienne dont Wanda doit décrire l’arrivée. Cette tragédie irréversible, aux accents d’exploitation et de lutte des classes évoquant le matérialisme dialectique de Marx, est l’un des plus poignants récits du cycle.

Mais surtout, Anderson y pose les prémices de l’ensemble en présentant deux manières d’analyser le temps. Les Tulat ne tiennent pas compte des jours et des années, tandis que « Celui-qui-Répond », chaman de la communauté adverse, voyage dans le temps à travers les rêves. Le point de jonction étant Wanda, « Elle-qui-Connaît-l’Étrange » ainsi que la désignent les Nous de façon quasi prophétique, qui apparaît progressivement aux yeux du lecteur comme un « nexus » en soi, celle par qui tout adviendra.

Probablement à l’origine de la Patrouille, Wanda s’en défend sans en avoir conscience, occasion pour l’écrivain de s’amuser : « Vous enfourchez votre moto sans roues tout droit sortie des aventures de Buck Rogers, vous tripotez les contrôles, vous vous envolez, et hop ! voilà que vous êtes ailleurs, dans un autre temps. Et au diable la différence d’altitude et… Quelle est votre source d’énergie, au fait ? Et la rotation de la Terre sur son axe, et autour du Soleil, et la rotation de la Galaxie sur elle-même… Qu’est-ce que vous en faites ? »

Reste que la destinée individuelle est intimement liée au devenir collectif, propos pas si éloignés de la « théorie des grands hommes » exposée par Hegel dans La Raison dans l’Histoire. Lorsqu’un homme meurt, affirme Manse Everard, un univers disparaît avec lui : « Une vie, un esprit, tout un monde de savoir et de sensations oblitéré à jamais. » A l’inverse, quand un être d’envergure naît, une autre réalité advient. Et ce n’est pas moins de trois futurs possibles, le nôtre et deux divergences, qui sont liés au personnage de Lorenzo dans « Stupor mundi. »

1137 apr. J.C. : le roi Roger II, souverain de Capoue, d’Apulie et de Sicile, est en conflit avec le pape Innocent II qui peut compter sur l’aide de Lothaire III, à la tête du Saint Empire romain germanique. Or Roger meurt vingt ans avant sa date de décès officielle, ce qui interdit à long terme l’unité italienne. À partir de ce point de rupture, plus aucune antenne de la Patrouille n’est active en aval, situation déjà rencontrée dans « L’Autre Univers », récit inclus dans La Patrouille du temps, l’oméga renvoyant alors à l’alpha en une boucle parfaite. C’est d’ailleurs l’occasion de retrouver Keith Denison, déjà croisé dans « Le  Grand Roi », ici prisonnier d’un Paris improbable où la cathédrale de Notre-Dame occupe la moitié de l’île de la Cité. Cette théocratie, régentée par les Dominicains de la Sainte Inquisition, n’est possible en l’an de grâce 1980 qu’au prix d’une suppression de la Renaissance et de la Réforme.

Depuis leur base du pléistocène, les Patrouilleurs vont devoir rétablir la durée de référence, sous la direction d’Everard et de l’agent non-attaché Komozino, lointaine descendante mesurant plus de deux mètres et pourvue de membres arachnéens. Le titre du roman prend alors tout son sens, renvoyant à l’emblème de la Patrouille, bouclier de cuivre marqué d’un sablier stylisé que Denison barre d’un trait oblique, attirant ainsi l’attention à la fois sur sa nécessité, et sa fragilité. Du reste, la mission réussit sans pour autant rétablir le continuum. C’est un second San Francisco alternatif qu’explore Wanda, cette fois-ci accompagnée de Manse Everard et de l’agent Novak. Le pape Grégoire IX n’a pas été élu. En fait, Ugolino Conti de Segni n’est jamais né, lui qui apparaît dans L’Enfer de Dante.

Manse Everard connaît alors son purgatoire, contraint de réussir pour retrouver l’aimée. Pour cela, il doit annuler la réalité alternative qui voit l’empire de Frédéric II s’étendre à toute l’Europe et jusqu’en Amérique. Bien qu’entouré par la réserve d’auxiliaires, Everard n’a jamais été aussi seul, d’autant qu’on lui interdit de convoquer ses doubles rappelés de différentes époques. Le Patrouilleur fatigué doit contrer Lorenzo, vaillant chevalier qui est par deux fois à l’origine des modifications. Face à son jeune rival auquel n’est pas insensible Wanda – « nexus » attiré par un autre « nexus » puisque ce qui se ressemble s’assemble –, l’homme d’âge mûr ne peut lutter avec les armes du corps, fougue et sensualité. C’est donc en figure angélique qu’Everard apparaîtra au moment où la belle Tamberly allait succomber à Lorenzo. Le contact physique aura bien lieu, mais non celui attendu. Touché dans son intimité hautement symbolique, Manse empêche un monde de naître en tuant Lorenzo.

Au terme du roman la boucle est définitivement bouclée, tel « l’anneau de mariage » qui symbolise pour Nietzsche l’éternel retour dans Ainsi parlait Zarathoustra. Manse Everard et Wanda Tamberly forment un couple littéralement paradoxal. Lui, l’agent jadis engagé par la Patrouille, devient le mentor de celle qui fera advenir les Danelliens. L’effet précède et garantit la cause.

Final crépusculaire que rythme la dialectique entre vérité de foi et raison politique, Le Bouclier du temps clôt un thème brillamment exploré tout au long du cycle : l’individu doit accomplir sa destinée au sein de l’universel. Difficulté que résume Wanda à travers des propos dont on ne sait s’ils sont le fait de souvenirs ou une prémonition : « Tout est flux. La réalité impose les courants du changement au chaos quantique suprême. Non seulement votre vie est constamment en danger, mais il en va de même pour la possibilité de votre existence, sans parler du monde et de son histoire tels que vous les connaissez. On vous interdira de connaître vos succès à l’avance, car cela ne ferait qu’accroître la probabilité de vos échecs. Dans la mesure du possible, vous suivrez le lien de la cause vers l’effet, comme le commun des mortels, sans déformer ni distordre quoi que ce soit. Le paradoxe, voilà l’ennemi. Vous aurez le pouvoir de remonter le temps pour revoir vos chers disparus, mais vous n’en ferez rien, car vous seriez alors tentée de leur épargner la mort qui fut la leur, et cela vous déchirerait le cœur. Jour après jour sans cesse, à jamais impuissante, vous vivrez dans le chagrin et dans l’horreur. »