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— Je crois. » Garchine leva les yeux vers la silhouette dressée près de lui. Elle occultait le ciel, aussi hostile que l’éperon rocheux. Il recouvrait peu à peu sa lucidité. « Et vous, mon capitaine ?

— Je suis en mission spéciale. Vous ne devez parler de moi à personne, sauf si je vous en donne l’ordre. Compris ?

— À vos ordres. Mais…» Garchine se redressa. « À vous entendre, mon capitaine, vous en savez beaucoup sur mon escouade. »

Le capitaine opina. « Je suis passé sur les lieux peu après l’embuscade et j’ai reconstitué son déroulement. Les rebelles avaient disparu, mais les cadavres étaient toujours là, dépouillés de leurs armes et de leur équipement. Je n’ai pas pu les enterrer. »

Il s’abstint de les qualifier de héros. Garchine n’aurait su dire s’il lui en était reconnaissant. Le fait qu’un officier se confie ainsi à un homme de troupe ne laissait pas de l’étonner.

« Nous enverrons des hommes les récupérer, dit-il. Si mon unité est informée de leur position.

— Bien sûr. Je vais vous aider. Vous vous sentez mieux ? » Le capitaine lui tendit la main. Aidé par sa force, Garchine réussit à se lever. Il constata qu’il tenait relativement bien sur ses jambes.

Des yeux étrangers le scrutèrent. Les mots que prononça l’officier le frappèrent avec une lenteur délibérée, comme s’il usait d’un marteau précautionneux. « En fait, soldat Garchine, il est heureux que nous nous soyons rencontrés, et pas seulement pour nous deux. Je peux vous orienter vers votre campement. Et vous pouvez y transporter un message urgent, que ma mission ne me donne pas le temps de délivrer. »

Un ange descendu du paradis, en effet. Garchine se mit au garde-à-vous. « À vos ordres !

— Excellent. » Le capitaine continua de le fixer des yeux. Au loin, les nuages tournaient autour de deux pics proches l’un de l’autre, tantôt les voilant, tantôt les dénudant comme s’il s’était agi de crocs. Le vent faisait frémir les brindilles jonchant le sol. « Parlez-moi de vous, mon garçon. Quel âge avez-vous ? D’où venez-vous ?

— J’ai… dix-neuf ans, mon capitaine. Je viens d’un kolkhoze des environs de Shatsk. » S’enhardissant : « Peut-être que ça ne vous dira rien, mon capitaine. La grande ville la plus proche est Riazan. »

L’autre hocha la tête une nouvelle fois. « Je vois. Eh bien, vous me semblez aussi loyal qu’intelligent. Je pense que vous comprendrez ce que j’attends de vous. Tout ce que je vous demande, c’est de délivrer à vos supérieurs un objet que je viens de trouver. Un objet très important, peut-être. » Il glissa les pouces sous les sangles de son paquetage. « Aidez-moi à ôter ceci. »

Ils posèrent le sac par terre et se penchèrent sur lui. Le capitaine l’ouvrit et en sortit une boîte. Pendant ce temps, il continuait de parler sur le ton de la conversation, mais il semblait surtout s’adresser à lui-même et Garchine ne tarda pas à se sentir un peu dépassé.

« Cette contrée est très ancienne. L’histoire a oublié tous les peuples qui l’ont conquise, s’y fixant avant d’en être chassés, se battant et parfois mourant pour elle, au fil des siècles et des millénaires. Nous ne sommes que les derniers à nous y frotter. La guerre que nous y menons n’est populaire ni chez nous ni dans le reste du monde. Peu importent les torts que nous voulons redresser, nous en souffrons autant que les Américains ont souffert de la guerre du Viêt-Nam du temps où vous n’étiez qu’un enfant. Si nous pouvons en retirer une parcelle d’honneur, voire de reconnaissance, ne serait-ce pas dans l’intérêt de la Mère Patrie ? Œuvrer pour cela, n’est-ce pas du patriotisme ? »

Le vent effleura l’épine dorsale de Garchine. « Vous parlez comme un professeur, mon capitaine », murmura-t-il.

L’autre haussa les épaules. Le ton de sa voix se fît plus neutre. « Ma fonction dans le civil n’a aucune importance. Disons que j’ai l’œil pour certaines choses. Je suis arrivé sur les lieux de l’embuscade, et parmi les… les objets jonchant le sol, j’ai remarqué celui-ci. Les Afghans ne l’ont sans doute pas vu. Ils étaient pressés et ce ne sont que des montagnards primitifs. Sans doute qu’il était enseveli depuis longtemps et qu’une explosion l’a mis au jour. Il y avait autour de lui des débris divers – des éclats d’os et des bouts de métal –, mais je n’avais pas les outils pour les collecter. Tenez. Prenez ceci. »

Il plaça la boîte dans les mains de Garchine. Longue de trente centimètres, large de dix et haute d’autant, elle était vert-de-grisée par la corrosion mais relativement intacte du fait du climat et de l’altitude (pourtant, combien de siècles était-elle restée enfouie ?). Son couvercle était fermé par une substance rappelant la poix, où l’on discernait les vestiges d’un sceau. Des figurines moulées dans le métal demeuraient vaguement visibles.

« Attention ! avertit le capitaine. C’est fragile. Quoi qu’il arrive, ne cherchez pas à l’ouvrir. Son contenu – des documents, je présume – risque de se désintégrer s’il n’est pas confié aux soins de scientifiques disposant de l’équipement idoine. Est-ce clair, soldat Garchine ?

— Oui… oui, mon capitaine.

— Dès votre retour au campement, dites à votre sergent que vous devez absolument voir le colonel, afin de lui transmettre une information vitale et strictement confidentielle. »

Consternation. « Mais, mon capitaine, il me suffira de dire que…

— Vous devez lui remettre cette boîte afin qu’elle ne se perde pas dans le labyrinthe de la bureaucratie. Contrairement à nombre de ses collègues, le colonel Koltukhov n’est pas une machine sans cervelle. Il comprendra ce qu’il doit faire et le fera sans tarder. Contentez-vous de lui dire la vérité et de lui donner ce coffret. Vous ne le regretterez pas, je vous le promets. Il souhaitera savoir mon nom. Dites-lui que je ne vous l’ai pas donné car ma mission est si secrète que je n’aurais pu que vous mentir, mais, bien entendu, il est libre d’aviser le GRU et le KGB de ma présence dans la région. Quant à vous, soldat Garchine, vous êtes tout simplement le dépositaire d’un objet dont la valeur est purement archéologique, et que vous auriez pu découvrir par inadvertance comme je l’ai fait moi-même. » Le capitaine partit d’un petit rire, mais son regard demeura sérieux.

Garchine déglutit. « Je vois. S’agit-il d’un ordre, mon capitaine ?

— Oui. Et nous ferions mieux de nous remettre en route, vous comme moi. » Il plongea une main dans sa poche. « Prenez cette boussole. J’en ai une autre. Je vais vous expliquer comment retrouver votre unité. » Il désigna une direction. « À partir d’ici, mettez le cap au nord-nord-est… comme ça…

»… et quand ce pic se trouvera au sud-sud-ouest par rapport à votre position…»… et ensuite…

» Est-ce que c’est clair ? J’ai un carnet de notes. Je peux vous mettre ça par écrit.

»… Bonne chance, mon garçon. »

Garchine entama sa descente vers les vallées. Il avait enveloppé la boîte dans son duvet. Si légère fût-elle, il n’en sentait pas moins son poids au creux de ses reins, comme il sentait celui de ses bottes et celui de la terre qui recouvrait toutes choses. Derrière lui, le capitaine le regardait s’éloigner, les bras croisés, solidement planté sur ses jambes. Lorsque Garchine se retourna pour lui jeter un dernier coup d’œil, il le vit nimbé d’une aura par le soleil, évoquant un ange qui aurait gardé quelque mystérieux lieu interdit.