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Dans la Voie sacrée, on trouvait une bibliothèque, un odéon et un gymnase, à la façade de marbre et aux superbes frises et colonnes. À intervalles réguliers étaient disposés des piliers ithyphalliques surmontés d’une tête barbue, que l’on appelait des hermai. Dans d’autres quartiers, on trouvait des écoles, des bains publics, un stade, un hippodrome et un palais royal inspiré de celui d’Antioche. Dans cette artère, on notait également la présence de trottoirs, conçus pour protéger les piétons des ordures et des déjections d’animaux, prolongés par des pierres surélevées permettant de traverser les carrefours. Les graines de la civilisation grecque avaient essaimé jusqu’ici.

Mais il importait peu que les Grecs identifient Anahita à Aphrodite Ourania et lui aient édifié un fanum de style hellène. Elle demeurait une déesse asiatique et son culte était toujours florissant ; et bientôt, à l’ouest de la Bactriane, le jeune royaume de Parthie allait forger un nouvel Empire perse.

Le temple d’Anahita se dressait près du stoa[6] de Nikatôr, le principal marché de la ville. La place était encombrée d’échoppes où l’on vendait de la soie, du lin, de la laine, du vin, des épices, des sucreries, des drogues, des bijoux, de la chaudronnerie, de l’argenterie, de la ferronnerie, des talismans… Outre les commerçants annonçant leurs prix et les chalands qui les marchandaient, on trouvait là des vendeurs ambulants, des danseuses, des musiciens, des oracles, des sorciers, des prostitués, des mendiants, des oisifs… Les visages et les vêtements, aussi variés les uns que les autres dans leur forme et leur couleur, venaient de Chine, d’Inde, de Perse, d’Arabie, de Syrie, d’Anatolie, d’Europe, des highlands sauvages et des plaines désolées du Nord…

Aux yeux d’Everard, cette scène était étrangement familière. Il l’avait déjà contemplée en une vingtaine de pays différents, et dans autant de siècles. Chacune de ses itérations était unique, mais en chacune d’elles vibrait la même identité préhistorique. C’était la première fois qu’il venait ici. La Balkh de son époque natale n’était plus que le spectre de la Bactres hellénique. Mais il connaissait celle-ci comme sa poche. Une séance d’électro-imprégnation lui avait permis de mémoriser le plan de la ville, les principaux langages qu’on y parlait ainsi que toutes les informations que les chroniques avaient négligées mais que Chandrakumar avait patiemment glanées.

Toute une minutieuse préparation, toute une série d’efforts et de dangers, rien que pour s’emparer de quatre fugitifs.

Qui mettaient en péril l’existence même de son monde.

« Par ici ! » hurla Hipponicus en se dressant sur sa selle. La caravane gagna péniblement un quartier moins fréquenté et fit halte devant un entrepôt. Suivirent deux ou trois heures durant lesquelles les marchandises furent déchargées, inventoriées et stockées. Hipponicus versa à chacun de ses employés un acompte de cinq drachmes et leur laissa des instructions précises sur les soins à dispenser aux animaux. Il les retrouverait le lendemain à la banque qui gérait ses comptes, où le restant de leur salaire leur serait versé. Pour le moment, chacun était pressé de rentrer chez soi, pour s’informer des derniers événements et fêter son retour dans la mesure où lesdits événements le permettaient.

Everard patienta. Sa pipe lui manquait, et une bière fraîche lui aurait fait un bien fou. Mais un Patrouilleur du temps était endurci contre l’ennui. Il observa les gens qui s’affairaient autour de lui tout en se perdant dans diverses songeries. Au bout d’un temps, il se surprit à repenser à une après-midi qu’il avait vécu plus de deux mille ans dans l’avenir.

1987 apr. J.C.

Une fenêtre ouverte laissait entrer la lumière du soleil, la douceur de l’air et la rumeur de la ville. En mettant le nez dehors, Everard vit que Palo Alto se préparait au week-end. L’appartement où il se trouvait était une piaule d’étudiant typique, avec des meubles usés mais confortables, un bureau encombré de papiers, des étagères croulant sous les livres, une affiche de la National Wildlife Fédération punaisée au mur. Il ne subsistait plus aucune trace des désordres de la nuit passée. Wanda Tamberly avait passé les lieux au peigne fin. Elle ne devait rien remarquer à son retour de vacances – elle, plus jeune de quatre mois que la Wanda assise devant lui en cet instant, laquelle avait grandi en âge et en sagesse d’une façon proprement incommensurable.

Si Everard restait sur le qui-vive, il n’était pas pour autant sur les nerfs. Plutôt que de scruter le voisinage, il préférait contempler la jeune femme, une beauté typiquement californienne. La lumière du jour faisait ressortir ses cheveux blonds et le peignoir bleu assorti à la couleur de ses yeux. Bien qu’elle ait littéralement fait le tour du cadran, elle s’était remise de ses épreuves avec une rapidité stupéfiante. Toute autre jeune fille – voire tout autre jeune homme – qui se serait fait kidnapper par un conquistador pour être secouru par des chrononautes serait restée dans un état second pendant deux ou trois jours. Wanda avait partagé un steak avec lui dans sa cuisine tout en le bombardant de questions intelligentes. Ce qu’elle continuait de faire dans son séjour.

« Comment ça marche, au fait, le voyage dans le temps ? D’après mes lectures, c’est aussi impossible qu’absurde. »

Il acquiesça. « C’est ce que disent la physique et la logique de cette époque, en effet. On va faire quelques progrès dans le futur.

— Mais quand même… D’accord, ma spécialité, c’est la biologie, mais j’ai suivi des cours de physique et je m’efforce de rester à niveau. Je lis Science News, Analog…» Sourire. « Pour être franche, le Scientific American me semble un poil soporifique. Ma franchise me perdra, je le sais ! » Elle se rembrunit. Il vit que sa belle humeur n’était qu’une façade. La situation demeurait critique, après tout, et peut-être même désespérée. « Vous enfourchez votre moto sans roues tout droit sortie des aventures de Buck Rogers, vous tripotez les contrôles, vous vous envolez, et hop ! voilà que vous êtes ailleurs, dans un autre temps. Et au diable la différence d’altitude et… Quelle est votre source d’énergie, au fait ? Et la rotation de la Terre sur son axe, et autour du Soleil, et la rotation de la Galaxie sur elle-même… Qu’est-ce que vous en faites ? »

Il haussa les épaules et la gratifia d’un sourire. « Epur si muove.

— Hein ? Oh ! oui. Galilée marmonnant dans sa barbe après s’être rétracté. « Et pourtant, elle tourne. » C’est ça ?

— Exact. Je suis surpris que… euh… qu’un représentant de votre génération connaisse cette citation.

— Je ne me contente pas de pratiquer la plongée et la randonnée, monsieur Everard. » Il perçut sans peine son ressentiment. « De temps à autre, il m’arrive de lire un livre.

— Euh… pardon. Je…

— Pour être franche, c’est moi qui suis surprise que vous la connaissiez, cette fameuse citation. »

C’est vrai, songea-t-il, en dépit des circonstances, on ne peut se méprendre sur ce que je suis : un brave gars du Middle-West dont les bottes sont encore toutes crottées.

Elle adoucit le ton. « Mais l’Histoire, c’est votre vie, après tout. » Elle secoua la tête, faisant ondoyer ses cheveux couleur de miel. « Je n’arrive toujours pas à m’y faire. Le voyage dans le temps ! En dépit de tout ce qui m’est arrivé, ça reste irréel pour moi. C’est trop fabuleux, point. Est-ce que vous me trouvez dure à la détente, monsieur Everard ?

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6

Stoa est le terme grec désignant un portique, c’est-à-dire un bâtiment, ou la partie d’un bâtiment couvert, fermé à l’arrière par un mur plein, et ouvert en façade par une colonnade. C’est un lieu de rencontre, destiné à protéger diverses activités des intempéries. (NScan)