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Il poussa un petit sifflement. « Vous pigez vite. »

Elle ne semblait nullement soulagée. « Toutefois, il existe des événements, des personnes, des situations, où l’équilibre dont vous parlez est… instable. Ce n’est pas vrai ? Supposez qu’un crétin bien intentionné empêche Booth de tuer Lincoln, ça ne risquerait pas de changer tout ce qui a suivi ? »

Il acquiesça.

Elle se redressa, frissonna et s’empoigna les genoux. « Don Luis voulait… veut s’emparer d’armes modernes… afin de retourner dans le Pérou du XVIe siècle et… prendre le commandement de la Conquista, après quoi il compte éliminer les protestants en Europe et chasser les musulmans de la Palestine…

— Vous avez tout compris. »

Il se pencha vers elle pour lui prendre les mains. Elle s’accrocha à lui. Ses mains étaient glacées. « N’ayez pas peur, Wanda, souffla-t-il. Oui, je sais, c’est terrifiant. En fin de compte, peut-être que nous n’aurons jamais eu cette conversation, que nous n’aurons même jamais existé, pas plus que notre monde, même pas dans un rêve. C’est plus difficile à imaginer et à encaisser que la perspective de notre propre mort. Je ne le sais que trop bien. Mais ça n’arrivera pas, Wanda. Castelar est une aberration. Le hasard a voulu qu’il s’empare d’un scooter temporel et apprenne à l’utiliser. Eh bien, c’est un homme seul, et en grande partie ignorant ; la nuit dernière, il ne nous a échappé que de justesse ; la Patrouille est à ses trousses. Nous le rattraperons, Wanda, et nous réparerons les dégâts qu’il a causés. Tel est notre rôle. Et notre palmarès parle pour nous, si je peux me permettre. Et je le peux. »

Elle déglutit. « D’accord, je vous crois, Manse. » Il sentit ses doigts se réchauffer entre les siens.

« Brave petit soldat. Vous nous avez beaucoup aidés, vous savez. Le récit que vous avez fait de votre expérience était détaillé et plein d’informations sur les projets de Castelar. J’espère m’en faire une idée plus précise en vous posant quelques questions supplémentaires. Et je suis sûr que, de votre côté, vous aurez des suggestions à nous faire. »

S’efforçant d’être plus rassurant encore : « C’est pour cela que je me montre aussi franc avec vous. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, il nous est en principe interdit de parler du voyage dans le temps à des non-initiés ; nous sommes même conditionnés pour cela. Mais les circonstances présentes n’ont rien d’ordinaire et, en tant qu’agent non-attaché, je dispose d’une autorité me permettant de contourner le règlement. »

Elle retira ses mains, gentiment mais fermement. Cette fille a la tête froide, se dit-il. Sans pour autant être du genre frigide. Indépendante, courageuse, vive, volontaire. Et elle n’a que vingt et un ans ! Elle le fixa de ses yeux qui ne cillaient pas et lui déclara de sa voix de gorge : « Merci. Je vous suis reconnaissante plus que je ne pourrais le dire. Vous n’avez rien d’ordinaire, vous non plus, vous savez.

— Allez ! Je suis l’agent qu’on a chargé de votre affaire, voilà tout. » Sourire. « Dommage que vous ne soyez pas tombée sur un jeune cow-boy, un gars de l’époque des Ingénieurs planétaires, par exemple.

— Les quoi ? » Elle ne lui laissa pas le temps de répondre. « Je suppose que la Patrouille recrute dans tous les âges.

— Pas tout à fait. Dans les époques antérieures à la révolution scientifique, c’est-à-dire le début du XVIIe siècle, rares sont les personnes à pouvoir concevoir l’idée du voyage dans le temps. Castelar est un être hors du commun.

— Comment vous a-t-on recruté ?

— J’ai répondu à une petite annonce et on m’a fait passer des tests, en… il y a un certain temps. » Pas question que je lui dise que c’était en 1957. Mais pourquoi, au fait ? Parce qu’elle n’aurait qu’un aperçu partiel de la réalité. Elle me prendrait pour un vieux croulant… Et pourquoi ça te dérange à ce point, Everard, espèce de vieux satyre ? » Nos méthodes de recrutement sont très variées, en fait. » Il s’ébroua. « Écoutez, je sais que vous avez des millions de questions à me poser, et je vous assure que je serai ravi d’y répondre quand j’en aurai le temps. Mais, pour le moment, si nous revenions à nos moutons ? J’ai besoin de précisions supplémentaires. Le temps presse.

— Ah bon ? murmura-t-elle. Je pensais que vous pouviez revenir à n’importe quel moment du passé et rattraper le temps perdu. »

Futée, la gamine. « Bien sûr. Mais… eh bien, disons que nous avons une durée de vie limitée, nous autres Patrouilleurs. Tôt ou tard, la Camarde finit toujours par nous rattraper. Et la Patrouille a trop de siècles d’histoire à protéger ; nous travaillons en sous-effectif. Par ailleurs, je vous avoue que je ne suis pas d’un tempérament à rester sans rien faire alors que je pourrais passer à l’action. Je voudrais… je voudrais atteindre le point de ma ligne de vie personnelle où cette affaire est classée et où je suis sûr que nous sommes en sécurité.

— Je vois », souffla-t-elle. Puis : « Ça n’a pas commencé avec don Luis et ça ne s’arrêtera pas avec lui, n’est-ce pas ?

— Non, avoua Everard. S’il a mis la main sur un scooter temporel, c’est parce que des bandits venus d’un avenir lointain ont tenté de s’emparer de la rançon d’Atahualpa la nuit où il se trouvait dans la salle du trésor. Ce sont ces types-là qui représentent un réel danger. Mais chaque chose en son temps : commençons par traquer notre conquistador. »

209 av. J.C.

Comme la plupart des demeures hellènes cossues de la région, celle d’Hipponicus mêlait la simplicité classique au luxe oriental. La salle à manger était décorée de fresques encadrées par des moulures, qui dépeignaient des oiseaux, des fauves et des plantes fabuleux et bariolés. Leur style était assorti à celui des candélabres de bronze que l’on allumait dès la nuit tombée. Un doux parfum d’encens imprégnait l’atmosphère. Comme on était en été, une porte ouverte sur le patio laissait entrer l’odeur des roses et la fraîcheur du bassin à poissons. Les convives étaient assis deux par couche autour de petites tables à la mode attique et vêtus de tuniques blanches à la coupe sobre. Ils mettaient de l’eau dans leur vin et savouraient des mets délicats mais simples, un potage accompagné de pain suivi par de l’agneau à l’orge et aux légumes, épicé avec modération. On ne servait de la viande que dans les grandes occasions. Pour le dessert, ils eurent droit à des fruits frais.

Dans des circonstances normales, le marchand aurait consacré son premier dîner à des retrouvailles avec sa famille, auxquelles le seul Méandre aurait été invité. Le lendemain, il aurait donné une fête pour ses amis, avec musiciennes, danseuses et courtisanes. Mais la situation était grave. Il avait besoin de s’en faire une idée la plus précise possible. Par conséquent, le messager qu’il avait dépêché auprès de son épouse l’avait priée d’inviter certaines personnes dès son retour. C’étaient des esclaves de sexe masculin qui assuraient le service.

Hipponicus était un notable suffisamment important pour que les deux personnes libres d’accepter son invitation l’aient fait sur-le-champ. Par ailleurs, les informations qu’il ramenait de la frontière nord pouvaient se révéler importantes. Les deux invités étaient assis face à Everard et, après avoir échangé les banalités d’usage, ils abordèrent le vif du sujet. Les nouvelles n’étaient vraiment pas bonnes.

«… le dernier courrier, gronda Créon. L’armée devrait arriver après-demain. » Cet homme massif, au visage couturé de cicatrices, était commandant en second de la garnison depuis le départ du roi Euthydème.