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Mais le consul a été plus décevant encore que lors de ma précédente visite. Il s’appuyait sur la raison. On ne passe pas une frontière sans papiers. Sauf en fraude, naturellement. Si je me décidais pour ce moyen et que Marianne se fasse arrêter, elle risquerait le camp d’internement puisqu’elle ne pourrait justifier d’aucune identité.

Je lui dis qu’on pouvait faire une demande officielle auprès du gouvernement espagnol en soumettant le cas. Puisque Marianne était de toute évidence française, il n’y avait aucune raison pour qu’on lui refuse le droit de rentrer dans son pays.

Le haut fonctionnaire a hoché la tête. Évidemment, on pouvait présenter la demande, mais le résultat serait très long et très hasardeux. De plus, on n’avait aucun intérêt à mettre Marianne en lumière puisqu’elle se trouvait dans une situation irrégulière… Enfin, dernière objection valable, en admettant que les choses se passent bien avec les Espagnols, il fallait également les aplanir du côté français, car rien ne prouvait, somme toute, que Marianne fût française.

— Enfin, monsieur le consul, on ne peut laisser cette femme sans identité  ?

— Communiquez son signalement en France  ! Peut-être est-elle sur les listes du Service des disparus…

— Bon, merci…

Je suis parti mécontent. Décidément, je n’avais rien à attendre de ce qu’on a coutume d’appeler les Autorités  ! Le cas de Marianne les effrayait un peu, tous, français ou espagnols. Je devais me débrouiller tout seul.

J’ai laissé ma voiture le long d’un trottoir ombragé et je suis allé m’asseoir à une terrasse sur la rambla. Une foule compacte coulait comme du goudron en fusion. Il faisait chaud et ma chemise me collait au corps.

J’étouffais. J’avais mal à la gorge et je devais faire un peu de température… La lettre de Brutin crissait dans ma poche. C’était elle qui, en une seconde, avait gâché mon bonheur. Elle qui m’avait placé devant la terrifiante réalité.

J’ai commandé une bière et j’ai clos les yeux. Les gens qui disparaissent sont rares. Et ceux qu’on ne retrouve pas le sont plus encore. Pour ceux-ci, deux cas seulement peuvent se présenter  : ils sont morts ou ils ont disparu volontairement  !

Marianne avait, en perdant la mémoire, laissé quelque part dans la société une place vide qu’on pouvait retrouver…

J’ai avalé d’un trait ma bière mousseuse. Elle m’a donné soif. J’en ai commandé une autre.

Je sentais que j’allais avoir des idées. Ça pétillait sous mon crâne, un peu comme grésille un appareil de radio avant d’émettre.

J’avais un indice sérieux. Ses vêtements venaient de Saint-Germain-en-Laye. Pour s’être habillée dans une localité aussi proche de Paris, il fallait qu’elle eût habité cette ville ou en tout cas ses environs immédiats. Je me suis dit que Saint-Germain étant en Seine-et-Oise, il y avait mille chances contre une pour que le passeport qui avait permis à Marianne d’entrer en Espagne lui eût été délivré par la préfecture de Versailles.

Je me suis levé et j’ai tendu un billet de cent pesetas au garçon. Depuis la terrasse, j’avais repéré un marchand d’appareils photographiques à côté du café. Jusque-là, je ne m’étais jamais intéressé à la photo, mais j’y venais par la force des choses…

Comme je sortais du magasin, j’ai aperçu un aveugle qui jouait du violon près d’un kiosque à journaux. Il avait posé sa boîte ouverte à ses pieds et les âmes charitables y faisaient pleuvoir de la menue monnaie.

Cela m’a rappelé le soir de l’accident. Souvent, je repensais à cette boîte de violon écrasée dans le goudron… Mais jamais je n’avais associé, si je puis dire, cet objet à Marianne.

Oui, je tenais le fil conducteur… Les jours qui venaient de s’écouler, Marianne les avait vécus dans la tranquillité d’esprit la plus totale. Pas une seule fois je n’avais essayé d’extraire son passé de sa mémoire brumeuse. Peut-être était-il temps maintenant de la travailler dans ce sens. Car enfin, la vérité, cette vérité que je voulais découvrir, Marianne la portait en elle. Il fallait la dégager de sa nuit…

J’ai traversé la rambla et pris une ruelle fétide menant au barrio chino. On trouve de tout dans ce quartier maudit. Des filles, des avorteurs, de la drogue, des brocanteurs, des épiciers, des marchands de crocodiles empaillés.

Je n’ai pas eu de mal à découvrir un vague luthier qui, sans trop marchander, m’a abandonné un violon fort convenable pour mille pesetas…

Nanti de ces différents objets, il ne me restait plus qu’à partir à l’assaut du passé de Marianne.

9

Elle n’avait pas bougé pendant ces quelques heures… Je l’ai retrouvée dans cette bizarre position qu’elle avait adoptée lorsque j’étais parti. Elle se tenait sur le côté, les jambes en chien de fusil, la tête appuyée sur son bras allongé. Sa main disparaissait dans le sable. Sa peau était rouge écrevisse…

— Tu vas prendre une insolation  ! me suis-je écrié.

Elle s’est dressée. Il y avait je ne sais quoi d’incrédule dans son regard.

— C’est toi, a-t-elle bégayé. C’est toi, Daniel  !

Elle hoquetait.

— Tu le vois, ma chérie… c’est moi, tu sembles surprise…

— J’avais peur que tu ne reviennes pas  !

— En voilà une idée  !

— Oui, maintenant, en te regardant, je comprends qu’elle était stupide…

Je l’ai embrassée pour cet effroi qui prouvait son attachement. J’avais faim de son corps. Je l’ai serrée contre moi à l’étouffer… Il brûlait… Sa bouche aussi brûlait… Un désir impétueux s’est emparé de moi. J’avais besoin de la prendre, tout de suite. Ce péril qui planait sur notre amour me donnait brusquement la notion aiguë de l’amour total…

— Viens  !

Je l’ai entraînée vers la Casa Patricio.

Entre deux services, Tejero se prélassait à la terrasse, vautré dans un fauteuil, les pieds sur une table. Il lisait un roman d’amour dont la couverture s’ornait d’un mauvais dessin verdâtre…

Il nous a regardés entrer par-dessus le bouquin, et j’ai lu dans son œil sombre le reflet de mon désir. Il avait tout de suite compris ce que j’allais faire et pourquoi j’entraînais si précipitamment Marianne dans la Casa. Lui qui toujours souriait est resté grave, avec une pointe de nostalgie.

À l’intérieur, Mister Gin arpentait la salle commune, son verre à la main, en remâchant des souvenirs tropicaux… Il ne nous a même pas vus entrer dans ma chambre.

*

Il ne faisait pas particulièrement frais dans la petite pièce, mais la température différait sensiblement pourtant de celle qui régnait sur la plage.

Marianne s’est allongée sur mon lit.

— On est bien…

J’ai ôté ma chemise trempée de sueur.

Je me suis mis près d’elle sur le couvre-lit rouge… Elle respirait profondément. J’ai posé ma main sur sa poitrine. Elle a tourné sa tête vers moi. Ses yeux étaient infinis. Des bulles d’or tourniquaient dedans comme dans une coupe de champagne.

«  Je t’aime  », ai-je voulu murmurer.

Mais ça ne passait pas. Une main d’acier me broyait la gorge et j’entendais le bruit de mon cœur. Il emplissait la pièce de son rythme sourd.

Elle a compris pourtant.

— Moi aussi, je t’aime… Tu ne me quitteras jamais, Daniel  ?

— Jamais  !

— Tu me le promets  ?

— Je te le jure…

— Et pourtant, si tu ne peux pas m’emmener  ?