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Les domestiques saisonniers de la Casa Patricio dormaient sur des matelas étendus pour la nuit dans la grande salle commune. Au fond du réfectoire, une grande niche fermée par un volet de fer servait de bar. Le père Patricio y vidait sa vingtième bouteille de cerveza de la soirée en buvant au goulot. Il prenait deux cuites par jour au vin rouge, et les «  guérissait  » en absorbant une formidable quantité de bière.

Lorsque je suis entré, il m’a souri sans ramener sa tête en avant, sans cesser de boire.

C’était un vieil homme petit et noueux, avec de longs cheveux blancs rejetés en arrière et des yeux d’un bleu intense. Il a posé la bouteille vide sur l’étroit comptoir bordant la niche. Un profond soupir s’est exhalé de ses lèvres.

Il m’a cligné de l’œil. Sa face cuite avait une expression polissonne.

— Amusé, Barcelona  ? m’a-t-il fait d’une voix grasse. Barrio chino  ?

En guise de réponse, je lui ai fait signe de me suivre dehors. Intrigué, il a enjambé les serveurs qui ronflaient sur leurs minces matelas.

J’avais laissé la porte de ma voiture ouverte pour que la lumière subsistât. Depuis le seuil de la Casa, on voyait la blessée renversée sur la banquette. On eût dit quelque sainte reposant dans une châsse de verre. Patricio a eu un mouvement de recul.

Il m’a posé en espagnol une question que je n’ai pas comprise et s’est avancé  ; le vent marin plaquait sa chemise sur son corps en sueur.

Il est arrivé à l’auto, a contemplé la fille et m’a regardé. Il avait perdu son expression courtoise  ; maintenant, il montrait une dure figure de Catalan qui semblait taillée au couteau dans du buis.

— Elle s’est jetée devant mon auto sur l’autoroute…

Il a hoché la tête.

— Doctor, ai-je murmuré.

— Oui…

Nous avons sorti la femme de l’auto… Ses vêtements étaient blancs de poussière… Sa tête pendait sur son épaule gauche et la bosse de sa tempe était devenue violette.

— Vous avez un cuarto  ?

Patricio a fait un signe affirmatif. Il avait pris la fille par les jambes et marchait de profil en direction de la Casa. Nous avons traversé le réfectoire sans réveiller les domestiques. Le vieux a poussé du pied la porte verte qui était la plus près de la cuisine. Avec d’infinies précautions, nous avons déposé la blessée sur le lit bas qui occupait presque toute la chambre.

Patricio l’a examinée en détail. Il a dégrafé le corsage imprimé de ma victime et de ses gros doigts calmes lui a palpé la poitrine. Ce contact m’a révolté. D’un geste brusque, je lui ai détourné la main.

— Doctor  !

— Oui… Je vais…

Il est sorti en marmonnant des choses vagues qui ne devaient pas être spécialement gentilles pour moi. Un instant plus tard, j’ai entendu la pétarade de son vélomoteur sur le chemin cahoteux. Je me suis laissé choir au pied du lit, les jambes coupées par l’émotion. Ç’avait été une secousse nerveuse difficile à dominer. Comme au moment du choc, mes mains se sont mises à trembler…

Je faisais intérieurement une prière pour que l’accident n’ait pas pour la jeune femme de conséquences fâcheuses… Ce qui m’inquiétait, c’était son inconscience absolue…

Je suis sorti de la chambre et, en passant devant le bar, j’ai raflé la bouteille de Mister Gin. Mister Gin était un touriste anglais ainsi surnommé par les pensionnaires de la Casa Patricio parce qu’il buvait la valeur d’une bouteille de gin chaque jour. Il arrivait après le déjeuner et le père Patricio commençait à le servir sans interruption jusqu’à la fermeture de l’auberge.

D’ordinaire, il finissait le flacon, mais ce soir-là, il en avait laissé la valeur d’un verre à vin et j’ai lampé l’alcool à même la bouteille.

Patricio est revenu un quart d’heure plus tard, escorté par le médecin du pays. Étrange praticien, en vérité. Il ressemblait à un colporteur, avec son vêtement de toile mince, fatigué, ses lunettes cerclées de fer dont une branche était rafistolée avec du fil blanc et ses joues mal rasées…

Il s’est accroupi au bord du lit pour ausculter la jeune femme. D’abord la tête… Puis le reste du corps… Au fur et à mesure de ses investigations, il la dévêtait et je me sentais rougir parce qu’elle était belle et bien faite… Quand il a eu fini, il a hoché la tête.

— Pas beaucoup de mal, m’a-t-il dit.

Il a pansé les plaies après les avoir nettoyées et m’a demandé cinquante pesetas qu’il a empochées d’un geste preste d’homme cupide.

— Hasta mañana  !

— À demain, docteur…

Je trouvais son diagnostic un peu hâtif et ses soins des plus sommaires, mais je n’ai rien dit. Quand il a été parti, j’ai bordé la femme et j’ai touché son front. Il était frais, et elle respirait maintenant régulièrement, comme si elle dormait.

— Couché  ! m’a dit le vieux Patricio en me montrant ma chambre.

— Et la police  ?

Il a froncé les sourcils. Le mot le troublait.

Je le regardais danser d’un pied sur l’autre. Il sentait la sueur, et le gros vin rouge d’Espagne avait déposé sur ses lèvres une pellicule violacée qui s’écaillait aux commissures.

Il a dû songer que les carabiniers passaient tous les matins sur la plage et venaient se faire offrir à boire à la Casa…

— Mañana

«  Mañana  », il serait temps d’aviser… On n’est pas pressé en Espagne… C’est un pays qui vit replié sur sa grandeur ancienne et qui n’a pas encore été saisi par le vertige du progrès.

J’ai jeté un dernier coup d’œil à la jeune femme allongée sur ce lit monacal, avec ses longs cheveux blonds en guise d’oreiller. Elle faisait un peu personnage de légende… Son visage fin recelait un mystère…

Je me suis arraché à cette contemplation. J’aurais passé le reste de la nuit à la regarder, comme un sculpteur de génie regarde le gisant de marbre né de son ciseau.

Mañana  !

Oui, demain… Demain, peut-être, je saurais…

2

J’ai mis beaucoup de temps à m’endormir. Tricornio, le chien de la Casa, aboyait à tout moment, sur la plage, après les bateaux de pêche dont les feux de position mettaient au large une sorte de frontière lumineuse. J’étais angoissé. Dans l’obscurité de ma petite chambre, je revivais les différentes phases de l’accident… Je n’arrivais pas à m’abandonner au sommeil… C’était toujours la même séquence qui se déroulait dans ma tête, car il ne me suffisait pas d’ouvrir les yeux pour l’interrompre  : cela se passait en moi. Je voyais le triangle lumineux de mes phares, la route grise, les haies de lentisques et cette silhouette vite identifiée qui, sans que je comprenne, se lançait devant moi. Tout mon corps devenait un frein, une concentration de muscles s’insurgeant contre l’inévitable. J’éprouvais le choc… Et à nouveau, hideuse comme la perpétuité de l’enfer, se posait à mon cerveau affolé la même question  : a-t-elle du mal  ?

La boîte à violon éclatée… Des détails auxquels je n’avais pas pris garde, mais que pourtant mes sens avaient enregistrés, affluaient, dans l’ombre lourde… Je revoyais des clés noires éparpillées sur le goudron, au bout des cordes… L’éclat velouté du capitonnage pourpre de la boîte…

Enfin j’ai fini par m’assoupir, puis par m’engloutir tout à fait dans un sommeil au fond duquel mugissait la Méditerranée.

Comme chaque matin, c’est l’entrain des domestiques qui m’a réveillé. Ils étaient trois. Il y avait Tejero, le serveur indolent  ; Pilar, la plongeuse  ; et Pablo, un adolescent un peu idiot qui faisait tout et rien et dont la principale utilité était de soulager les nerfs du père Patricio lorsque celui-ci avait forcé sur la manzanilla.