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— Asseyez-vous dans le sable.

Elle s’est laissée choir sur le sol poudreux. Vous avez vu tomber une étoffe de soie  ? Elle décrit une figure gracieuse en chutant. Pour mon modèle, ç’a été ça…

— Il ne faut plus que je bouge  ? a-t-elle de-mandé.

— Oh  ! si… Ça n’a pas d’importance…

Mais elle est pourtant restée immobile, le visage un peu de profil, avec un œil qui me regardait en biais.

J’ai pris un pin-ceau assez fort et j’ai touillé du noir.

Un tableau, pour moi, ça commence toujours par du noir parce qu’à mon avis c’est l’armature de votre œuvre. Je fais mon dessin en larges traits gras et, ensuite, la couleur vient s’installer sur cette charpente. Elle la fait disparaître lentement.

Du premier coup d’œil je l’ai eue. Vous savez, franchement, ç’a été le petit coup de patte qui différencie les vrais peintres des autres.

Ma compagne s’est installée sur ce rectangle blanc. Et c’était elle à crier… Ça allait presque au-delà d’elle-même. C’étaient ses traits, ses pommettes proéminentes, ses yeux profonds et attentifs, sa bouche un peu sceptique… Et puis c’était aussi sa calme tristesse, son tendre désenchantement.

J’étais transporté. Je ne sais combien de temps j’ai étalé de la couleur sur de la couleur. Je n’avais plus la notion de rien, ni du temps, ni du lieu, pas plus que de mon sujet sur le plan humain. Ce que je voulais dégager d’elle, je le voyais en elle. Elle s’abandonnait lentement, se dégageait de sa propre personnalité pour devenir ce que je voulais qu’elle fût. Je confondais mon travail avec mon modèle. Je prenais un être et je le versais sur une surface qui n’avait plus de limites…

À la fin, j’ai eu une lourdeur dans le bras, des crampes dans les jambes. J’ai lâché le pinceau et me suis affalé sur le sable chaud, de toute ma longueur. À plat ventre, les bras en croix, les pieds en flèche, j’écoutais les pulsations lointaines de la terre comme on écoute battre un cœur. Toute la chaleur de l’été espagnol était enfouie dans ce sable fin, d’un blanc légèrement grisâtre. Et elle montait en moi lentement.

J’ai perçu un glissement à mes côtés. C’était elle qui se rapprochait. Elle s’est assise, les jambes repliées sous elle, et l’ombre de sa main s’est allongée par terre comme l’ombre portée d’un oiseau. J’ai éprouvé une caresse sur ma tête. Elle avait posé sa main sur mes cheveux et ses doigts remuaient faiblement.

Je me suis redressé. J’ai étendu le bras pour l’attirer contre moi. Elle s’est laissée couler sur ma poitrine et n’a plus bougé. Son corps était plus chaud encore que le sable. Nous sommes de-meurés étendus un long moment sans bouger. Je ne pensais à rien. J’étais heureux…

Et puis elle a murmuré  :

— Dites voir «  Marianne  ».

Vous me croirez si vous voulez, mais ça n’est pas elle qui a reconnu le prénom, c’est moi. À la façon dont elle l’a prononcé, j’ai compris que c’était le sien.

Je lui ai saisi le cou et, bouche à bouche, j’ai balbutié.

— Marianne…

J’ai vu deux larmes rouler sur les ailes de son nez.

— Je m’appelle Marianne…

— Comment ça vous est-il revenu  ?

— Je ne sais pas… Je crois que c’est d’être contre vous. J’ai eu envie que vous m’appeliez par ce nom.

— Il est très joli…

Je regardais ses lèvres et j’avais envie d’y poser les miennes. Mais aucun désir charnel ne participait à ce besoin. Je l’ai embrassée. Elle a gardé ses lèvres closes. Elles étaient fermes et douces.

— Marianne  !

Mon amour pour elle est parti très exactement de là. Comme démarre une course quand le starter presse la détente de son pistolet. C’était le plus fort, le plus exaltant des amours, car il se vouait à un être absolument neuf. Je réalisais le grand rêve de tous les hommes  : aimer une femme sans passé. Une femme pour qui on représente un commencement.

Pour elle, tout partait de la nuit précédente. Ce qui s’était passé avant concernait une autre Marianne qui avait péri sous les roues de ma voiture.

DEUXIÈME PARTIE

7

Je ne dirai rien des jours qui ont suivi, sinon qu’ils furent les plus magnifiques de ma vie. L’existence avec Marianne dans ce paradis brûlé de Castelldefels était un enchantement de toutes les minutes. Elle était infiniment douce et tendre. Je peux dire que nous avons vécu pratiquement bouche à bouche pendant deux semaines. Nous allâmes aux courses de toros, dans les restaurants de nuit de la côte où les feuillages roussis des arbres brûlaient de mille ampoules versicolores. Nous fîmes des excursions dans le maquis environnant et le long de la mer jusqu’à Sitges.

Il me semblait que le Créateur m’avait confié le soin de recommencer le monde avec cette femme. Elle avait jailli de la nuit, pour moi. Et je la gardais farouchement. Pourtant elle n’était pas ma maîtresse. Nous avions des caresses chastes et des élans lourds de passion, mais jamais nous n’allions jusqu’à la consommation de notre amour, et cela nous effrayait. Nous le désirions sans doute, mais confusément, et cela nous effrayait.

Les étreintes seraient pour plus tard. Je savais qu’elles nous apporteraient, certes, une plénitude, mais aussi qu’elles abîmeraient quelque chose d’unique. J’avais la chance inouïe de retrouver grâce à elle mon innocence d’adolescent. J’étais redevenu neuf avec elle. Elle m’avait donné ma chance. Et ça, c’était un cadeau inestimable.

On a fini par nous accepter à la Casa Patricio. Je crois que les autres ont été touchés par notre amour, et qu’ils nous ont pardonné son caractère insolite. De moins en moins, se posait pour moi le problème de l’identité de Marianne. Au contraire, je redoutais de voir arriver quelqu’un, un matin, qui lui tendrait les bras et l’appellerait par son prénom… En compagnie de qui avait-elle franchi la frontière  ? Ses parents  ? Des amis  ? Un amant  ?… Un mari  ? Elle ne portait pas d’alliance, mais cela ne voulait rien dire… Pourtant elle se comportait comme une jeune fille et décidément, je ne la voyais pas mariée… Du reste je ne «  voyais  » rien de ce que j’appelais «  sa vie antérieure  » car j’aimais mieux ne pas songer à ce genre de chose.

Mari ou parents, ami ou amant, elle n’était pas venue seule et des gens la cherchaient. Ces gens iraient soit au consulat de France, soit à la police et on les brancherait sur Castelldefels… Mais rien ne se produisit et les jours passèrent dans la paix dorée que j’avais décrite.

J’avais terminé son portrait. Il était excellent du point de vue pictural et cependant il me déplaisait, car avec cette toile un phénomène s’était produit. J’avais tellement réussi à capter la moindre expression de Marianne que je pouvais mieux lire son caractère sur ma toile que sur son visage. Or j’avais découvert dans cet œil qui me fixait en coulisse je ne sais quel bizarre éclat qui m’incommodait. Ce pétillement semblait étranger au reste de sa personne. Il témoignait d’une attention soutenue, presque gênante à force de fixité.

Pour le fuir, j’avais enveloppé ma toile dans un cartonnage et glissé le tout dans le coffre de mon auto, mais de temps à autre j’allais le contempler à la cruelle lumière du jour. Et tout de suite cet œil droit plongeait en moi et me faisait mal. Si je n’avais été aussi satisfait de mon œuvre, je crois que je l’aurais volontiers détruite.