L’aventure s’était ébruitée depuis la veille, et pendant l’heure du déjeuner, entre midi et deux heures, les uns et les autres s’étaient fait des confidences.
En voyant que l’idée du géant aperçu dans la montagne s’accréditait, plusieurs personnes qui jusqu’alors n’avaient pas osé raconter ce qu’elles avaient vu, se décidaient à parler…
Des gens timorés prenaient de l’audace, et dès lors il apparut certain, vers deux heures de l’après-midi, qu’une grande partie des habitants de Grenoble, et même certaines gens du voisinage, avaient vu, la veille, la silhouette se profiler sur le Casque-de-Néron, entre trois heures et demie et quatre heures de l’après-midi.
Michel revenait à l’école, avec l’air joyeux et satisfait d’un grand général qui a remporté une victoire sensationnelle.
Devant ses petits camarades, il se posait en victime :
— Croyez-vous, disait-il d’un ton larmoyant, qu’il m’a puni en disant que c’était des menteries, et qu’il n’y avait pas de géant dans là montagne !… Eh bien, j’avais raison, il y a un géant, tout le monde l’a vu à Grenoble ! Même qu’il avait, comme je l’ai dit, la bouche ouverte, les yeux fermés, un pied chaussé et l’autre nu !
Le petit Louis Férot était fort satisfait, lui aussi, de la tournure que prenaient les choses.
S’il était vrai que plusieurs personnes avaient vu le géant, le maître allait certainement reconnaître qu’il n’avait point menti, et alors sa punition serait levée et il serait libre le dimanche suivant…
L’instituteur, lorsqu’il se présenta devant les élèves de sa classe, trouva un auditoire houleux, hostile, presque révolté.
Ils avaient beau jeu, en effet, les enfants, pour s’élever contre le professeur.
Celui-ci n’avait-il pas, la veille, puni deux d’entre eux en les accusant de mensonge, alors qu’il apparaissait bien désormais que les enfants châtiés sous cette inculpation avaient dit la vérité ?
M. Marcelin obtint toutefois le calme en faisant une déclaration de principe :
— Si, déclara-t-il, on revoit le géant aujourd’hui, j’enlèverai les punitions que j’ai données. Et si on ne le revoit pas, je les suspendrai de façon à ce que, pendant huit jours, les enfants punis puissent donner la preuve de ce qu’ils ont raconté…
Et il ajoutait pour donner satisfaction à tout le monde :
— Je sais qu’on parle de cette histoire en ville, et qu’il y a des grandes personnes raisonnables qui prétendent également avoir vu un géant dans la montagne.
Les enfants commençaient à bavarder, le maître les interrompit :
— Occupons-nous un peu de Philippe-le-Bel, dit-il.
Et la troisième leçon sur le célèbre roi de France recommença dans le silence et l’attention.
Mais, lorsque sonnèrent trois heures et demie, il apparut à M. Marcelin qu’il serait désormais impossible de tenir ses élèves et de les conserver attentifs.
Ceux-ci avaient commencé à chuchoter entre eux, puis le sourd murmure qui montait devenait peu à peu un réel vacarme. Pour n’être point désobéi, le maître interrompit la classe.
— Allons, fit-il d’un air résigné, je vois que vous voulez à toute force avoir le cœur net de cette histoire de géant ! Eh bien soit, regardons par la fenêtre, et voyons ce qui va se passer…
Une clameur enthousiaste répondait à la déclaration de l’instituteur, les enfants, enchantés de cette décision, criaient :
— Vive M. Marcelin !
Mais M. Marcelin ne tenait pas à une semblable popularité, il leur imposait silence du geste, et, pour leur rappeler le motif de cette suspension de classe, il se rapprocha de la fenêtre et regarda.
M. Marcelin, de même que les enfants, tous montagnards, familiers des choses de la montagne, savait parfaitement que l’aspect d’une cime change complètement d’une minute à une autre, par le seul fait des rayons du soleil qui éclaire tel ou tel point.
Et c’est pour cela que les écoliers et le maître demeuraient sans impatience, attentifs, le regard tourné vers le Casque-de-Néron.
Celui-ci était éclairé par endroits et plongé dans l’ombre par d’autres. Mais on savait fort bien que, d’une minute à l’autre, l’aspect pouvait complètement changer, et que telle région de la montagne, invisible l’instant d’auparavant, serait éclairée en pleine lumière l’instant d’après, et qu’on pourrait y voir des choses jusqu’alors insoupçonnées.
Vers quatre heures moins un quart, on s’agita dans la classe, et Michel, incapable de se contenir, articula :
— Voilà le rayon de soleil qui va l’éclairer… Je suis sûr qu’il va apparaître comme hier, en commençant par les pieds…
L’enfant s’était à peine exprimé, qu’un cri de stupeur jaillissait de toutes les bouches…
Le soleil s’était placé lentement, et l’un de ses rayons lumineux, à la manière d’un pinceau magique, passait de la cime d’une forêt de pins noirs à la glace blanche d’une crête de rochers.
Or, à ce moment précis on voyait miroiter, dans l’éclat lumineux du rayon de soleil, la silhouette caractéristique et précise d’un pied humain, d’un pied nu aux doigts énormes, qui semblait s’appuyer sur un quartier de roche !
Quelques secondes après, apparaissait non loin de ce pied nu, une grosse chaussure au cuir déchiré…
Puis on voyait les deux jambes d’un corps immense, et enfin, au bout de quelques minutes, ce corps se complétait par une tête dont les traits étaient difficiles à déterminer, mais qui se silhouettait d’une façon précise et paraissait s’appuyer au flanc de quelque aiguille !
Assurément, les enfants n’avaient point menti la veille et les gens de Grenoble ne s’étaient pas trompés ; il y avait réellement un géant au sommet du Casque-de-Néron !
Le gigantesque personnage semblait dormir et ses pieds s’appuyaient sur un quartier de roche gros comme une maison ; ses épaules et sa tête paraissaient accotés à une aiguille de granit dressée vers le ciel à la manière d’une flèche de cathédrale.
Étant donné son éloignement et la taille qu’il avait, ce géant pouvait avoir au moins vingt mètres de long !
C’était absolument invraisemblable et, du coup, toutes les légendes dauphinoises se trouvaient dépassées par cette vision inoubliable !
Désormais, les écoliers faisaient silence, tous étaient devenus très pâles, leurs jeunes poitrines haletaient, et le maître lui-même se sentait tout tremblant.
Certes, M. Marcelin était trop instruit pour se laisser prendre par le caractère énigmatique et mystérieux de cette apparition !
Il savait que les géants n’existent pas et il cherchait à expliquer cette phénoménale vision.
Sans cesse il se répétait :
— Il y a des hallucinations collectives !
Et, malgré lui, il ne pouvait pas y croire, étant bien certain d’être dans son bon sens, étant bien convaincu que ce qu’il voyait, il le voyait réellement.
Vingt minutes à peine s’étaient écoulées que le rayon du soleil avait changé de place et que, désormais, la silhouette fantastique avait disparu.
Certes, on repérait parfaitement bien l’endroit où quelques instants auparavant chacun avait vu le géant étendu.
Il était toujours là, ce gros quartier de roche, gros comme une maison, sur lequel le géant semblait avoir appuyé son pied déchaussé ; elle était toujours là, dressée vers le ciel, cette aiguille de granit contre laquelle le gigantesque personnage appuyait ses épaules et sa tête ; mais au lieu et place du corps formidable que chacun avait aperçu il n’y avait plus que le glacier bien connu de tous les habitants de la région, le glacier en forme de fer à cheval et autour duquel était réparti une mousse épaisse et floconneuse de neiges éternelles.
— Il était là et il n’y est plus… Qu’a-t-il pu devenir ? articula Michel les dents serrées.
Nul ne lui répondit dans la classe.
À l’heure du départ, quelques instants après, les enfants s’en allaient en silence, cependant que le maître de son côté songeait, tout pensif, très troublé :
— Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? et d’où provient cette extraordinaire apparition ?…