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L’homme à la tête ronde se retourna vers le religieux avec une extrême déférence :

— Votre Révérence a tout entendu ?

Le dominicain hocha sèchement la tête en toisant Alatriste et l’Italien. Puis il se retourna vers l’homme masqué et celui-ci, comme si ce geste avait été un signe ou un ordre, s’adressa de nouveau aux deux spadassins.

— L’homme qui vient de sortir, dit-il, est digne de toute notre considération. Mais il n’est pas seul à mener cette affaire et il serait utile de nuancer ici plusieurs petites choses.

L’homme masqué échangea un bref regard avec le religieux, attendant son approbation. Mais l’autre resta de glace.

— Pour des motifs politiques de la plus haute importance, reprit-il, et en dépit de tout ce que l’homme qui vient de sortir a pu nous dire, les deux Anglais doivent être mis hors d’état de nuire de façon – il fit une pause, comme s’il cherchait ses mots sous son masque – … radicale – il lança encore un rapide coup d’œil au religieux. Définitive.

— Ce qui veut dire… commença Diego Alatriste qui préférait les choses claires.

Le dominicain qui avait écouté en silence et semblait s’impatienter, l’arrêta en levant une main osseuse.

— Ce qui veut dire que les deux hérétiques doivent mourir.

— Les deux ?

— Les deux.

À côté d’Alatriste, l’Italien recommença à siffloter sa chansonnette entre ses dents, tiruli-ta-ta. Il souriait, à la fois curieux et amusé. Perplexe, le capitaine regardait l’argent posé sur la table. Il réfléchit un peu, puis haussa les épaules.

— Pour moi, c’est du pareil au même, dit-il. Et mon compagnon ne semble pas y voir trop d’inconvénients lui non plus.

— C’est un plaisir, répliqua l’Italien, toujours souriant.

— Ce sera même plus facile, ajouta Alatriste, calmement. La nuit, blesser un ou deux hommes demande plus de travail que de les mettre hors d’état de nuire.

— Beaucoup plus facile, renchérit l’autre.

Le capitaine regardait l’homme au masque.

— Une seule chose me préoccupe, dit Alatriste. Le gentilhomme qui vient de sortir semble être une personne de qualité et il a bien dit qu’il ne voulait pas de morts… J’ignore ce qu’en pense mon compagnon, mais je ne souhaiterais pas indisposer une personne que vous-même avez appelée Excellence, simplement pour vous être agréable.

— Si c’est une question d’argent…, dit l’homme masqué après une légère hésitation.

— Il serait bon de préciser combien.

— Encore dix pièces. Avec les dix qu’on vous donnera et les cinq qui sont sur la table, vous aurez chacun vingt-cinq doublons. Plus les bourses de messires Thomas et John Smith.

— Cela me convient, fit l’Italien.

À n’en pas douter, deux hommes ou vingt, blessés, morts ou à l’escabèche ne lui faisaient ni chaud ni froid. De son côté, Alatriste resta songeur un instant, puis secoua la tête. C’était trop pour simplement trouer la peau de deux inconnus. L’affaire sentait mauvais : trop bien payée pour ne pas être inquiétante. Son instinct de vieux soldat lui faisait flairer le danger.

— Ce n’est pas une question d’argent.

— Les bonnes lames ne manquent pas à Madrid, insinua l’homme au masque, irrité.

Et le capitaine n’aurait pu dire s’il parlait de lui trouver un remplaçant ou de lui régler son compte s’il refusait les nouvelles conditions. La possibilité qu’il pût s’agir d’une menace lui déplut. Machinalement, il redressa sa moustache de la main droite, tandis que la gauche s’appuyait doucement sur le pommeau de son épée. Le geste ne passa pas inaperçu.

Le religieux se tourna alors vers Alatriste. Son visage d’ascète fanatique s’était durci et ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites transperçaient son interlocuteur, arrogants.

— Je suis, dit-il d’une voix désagréable, le père Emilio Bocanegra, président du tribunal de la Sainte Inquisition.

On aurait pu croire qu’un vent glacé venait de parcourir la pièce de part en part. Puis, sur le même ton, le religieux expliqua à Diego Alatriste et à l’Italien, en quelques mots bien sentis, pourquoi il n’avait pas besoin de porter de masque ni de cacher son identité ni de venir à eux comme un larron en pleine nuit, car le pouvoir que Dieu avait placé entre ses mains suffisait pour anéantir sur-le-champ tout ennemi de notre sainte mère l’Église et de Sa Majesté catholique le roi d’Espagne. Alors que ses interlocuteurs avalaient ostensiblement leur salive, il fit une pause pour s’assurer de l’effet de ses paroles, puis continua.

— Vous avez des mains de mercenaires et de pécheurs. Elles sont souillées de sang, comme vos épées et vos consciences. Mais les voies du Seigneur sont impénétrables.

Les deux hommes à qui s’adressaient ces paroles échangèrent un regard inquiet pendant que le religieux continuait son discours. Cette nuit, disait-il, on vous confie une tâche d’inspiration divine, etc. Vous l’accomplirez scrupuleusement, car vous servirez ainsi la justice de Dieu. Si vous vous dérobez, si vous vous déchargez de votre fardeau, la colère de Dieu tombera sur vous par l’entremise du terrible bras du Saint-Office. Nous nous retrouverons.

Sur ce, le dominicain se tut et personne n’osa plus ouvrir la bouche. Jusqu’à l’Italien qui en oublia sa chansonnette, ce qui n’était pas rien. Dans l’Espagne d’alors, se brouiller avec la Sainte Inquisition, c’était s’exposer à la prison, voire à la torture ou au bûcher. Les hommes les plus vaillants en venaient à trembler à la simple mention du Saint-Office. Et Diego Alatriste, comme tout un chacun à Madrid, connaissait bien la réputation d’homme implacable du père Emilio Bocanegra, président du Conseil des sept juges, dont l’influence s’étendait jusqu’au Grand Inquisiteur et aux couloirs privés de l’Alcázar. Une semaine plus tôt, pour crimen pessimum, c’est-à-dire crime de sodomie, le père Bocanegra avait convaincu la justice de brûler sur la Plaza Mayor quatre jeunes domestiques du comte de Monteprieto qui s’étaient accusés l’un l’autre sur le chevalet de torture de l’Inquisition. Quant au comte, un aristocrate d’âge mûr, célibataire et mélancolique, son titre de grand d’Espagne lui avait permis d’échapper de justesse à un sort semblable. Le roi s’était contenté de confisquer ses biens et de l’exiler en Italie. L’impitoyable père Bocanegra avait personnellement pris part au procès et son triomphe venait d’asseoir le terrible pouvoir qu’il avait à la cour. Jusqu’au comte d’Olivares, le favori du roi, qui tentait de rester en bons termes avec le féroce dominicain.

Ce n’était pas le moment de vaciller. Avec un soupir intérieur, le capitaine Alatriste comprit que le sort des deux Anglais, quel que fût leur rang et malgré les bonnes intentions de l’homme corpulent qui leur avait parlé un moment plus tôt, était déjà réglé sans appel. Ils avaient indisposé l’Église et il eût été aussi vain que périlleux de continuer à discuter.

— Que faudra-t-il faire ? demanda-t-il finalement, résigné à l’inévitable.

— Les tuer sans pitié, répondit aussitôt le père Emilio, le regard ravagé par un feu satanique.

— Sans savoir qui ils sont ?

— Nous vous avons déjà dit qui ils étaient, répliqua l’homme masqué à la tête ronde. Messire Thomas et messire John Smith. Des voyageurs anglais.

— Et des anglicans impies, ajouta le religieux, d’une voix pleine de rage. Mais peu importe leur identité. Il suffit qu’ils appartiennent à un pays d’hérétiques et à une race perfide, funeste pour l’Espagne et la religion catholique. En leur faisant subir la justice de Dieu, vous rendrez un précieux service à Nôtre-Seigneur et à la couronne.