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Jaalam à ses côtés, Ituralde retira ses gantelets, les glissa à sa ceinture et lissa la dentelle de ses poignets. Sur les marches, alors que la glace craquait sous ses semelles, il s’interdit de regarder nerveusement alentour. Le regard bien droit, il devait exsuder l’assurance, comme s’il était impossible que les choses tournent mal. La confiance, une des clés de la victoire ! Souvent, faire croire à l’ennemi qu’on en débordait était aussi efficace qu’en être vraiment empli.

Au sommet de l’escalier, Jaalam ouvrit un des lourds battants sculptés munis d’un anneau d’argent. Du bout d’un index, Ituralde s’assura que son grain de beauté était bien en place. Sur sa joue glacée, il ne sentait plus le contact de la petite mouche de velours noir. En tout point, le comportement qu’il aurait eu en se rendant à un bal…

Dans le hall d’entrée, on gelait autant qu’à l’extérieur. Précédés par deux nuages de buée, le général et son compagnon s’enfoncèrent dans une nappe de pénombre. Malgré l’absence de lumière, ils remarquèrent le sol en mosaïque – des scènes de chasse, avec des personnages et des animaux. Par endroits, les carreaux étaient ébréchés, comme si on avait traîné dessus de lourds objets – ou si on en avait laissé tomber. N’était un socle renversé qui devait jadis supporter un gros vase ou une petite statue, il n’y avait rien dans ce hall. Plus rien, pour être précis, des pillards s’étant emparés du peu que les domestiques n’avaient pas emporté.

Les cheveux blancs, plus émacié que lors de sa dernière rencontre avec le général, un homme seul attendait les visiteurs. Le plastron cabossé, un simple anneau d’or en guise de boucle d’oreille, il arborait des dentelles immaculées et, en des temps moins sinistres, le croissant de lune rouge qui scintillait près de son œil gauche aurait fait bonne figure à la cour.

— Au nom de la Lumière, sois le bienvenu sous les auspices du Ruban Blanc, seigneur Ituralde, dit-il en s’inclinant.

— Au nom de la Lumière, seigneur Shimron, je viens sous la protection du Ruban Blanc.

La réplique rituelle. Pendant longtemps, Shimron avait été un des plus proches conseillers d’Alsalam. Jusqu’à ce qu’il rejoigne les fidèles du Dragon. Pour atteindre très vite un poste élevé dans leur hiérarchie, bien entendu.

— Mon compagnon se nomme Jaalam. Il est lié par l’honneur à la maison Ituralde, comme tous les membres de mon escorte.

Avant Rodel, il n’existait pas de maison Ituralde. Main sur le cœur, Shimron répondit quand même à la courbette de Jaalam.

— L’honneur inspire le respect, dit-il. Seigneur Ituralde, vous voulez bien me suivre ?

Les grandes portes de la salle de bal manquaient à l’appel. Perplexe, Ituralde se demanda quels pillards avaient bien pu les emporter. Quoi qu’il en soit, ça laissait une arche en ogive assez large pour laisser passer dix hommes. Dans l’immense pièce, une cinquantaine de lanternes de toutes les formes et de toutes les tailles luttaient contre les ombres – sans parvenir à éclairer la voûte. À droite et à gauche de la salle, adossés aux murs peints, deux groupes d’hommes se faisaient face. Sans casque, par la grâce du Ruban Blanc, mais en armure et armés, ces quelque deux cents gaillards se regardaient en chiens de faïence.

D’un côté se tenait un trio de Domani aussi puissants que Shimron – Rajabi, Wakeda et Ankaer –, chacun flanqué de ses seigneurs mineurs, de roturiers sous serment et de petits groupes de deux ou trois membres qui ne comptaient aucun noble. Chez les fidèles du Dragon, il existait des conseils mais pas de dirigeant suprême. Pourtant, tous ces hommes étaient des chefs légitimes, certains dénombrant leurs partisans par vingtaines et d’autres par milliers.

Aucun ne semblant ravi d’être là, deux ou trois jetaient même des regards noirs au mur d’en face, devant lequel se pressait une cinquantaine de Tarabonais qui leur rendaient bien leur agressivité. Tous des fidèles du Dragon, peut-être, mais pas épargnés pour autant par la haine recuite que se vouaient les Domani et les Tarabonais.

Devant ce spectacle, Ituralde dut se retenir de sourire. Tant de non-Domani, vraiment ? Il n’avait pas compté sur la moitié…

— Le seigneur Rodel Ituralde vient à nous sous la protection du Ruban Blanc, annonça Shimron. Si quelqu’un songe à la violence, qu’il sonde son cœur et pense au salut de son âme.

Fin du protocole et début des débats.

— Pourquoi nous a-t-il proposé le Ruban Blanc ? demanda Wakeda.

Une main sur la poignée de son épée longue et l’autre serrée sur son flanc, il n’avait rien d’un géant, même s’il dominait Ituralde de quelques pouces. En revanche, il affichait l’arrogance d’un roi. En son temps, les femmes le trouvaient séduisant. Aujourd’hui, un cache noir dissimulait l’absence de son œil droit et son grain de beauté, telle une tête de flèche, semblait viser la balafre qui courait de sa joue à son front.

— Ituralde veut-il se joindre à nous ou exiger notre reddition ? Comme nous le savons tous, le Loup est aussi courageux que rusé. Serait-il téméraire au point de nous défier ?

Des murmures coururent dans les rangs des Domani. Un mélange d’amusement et de colère…

Pour s’empêcher de jouer avec le rubis de son oreille gauche, Ituralde croisa les mains dans son dos. Ce tic avec le rubis, c’était notoire, indiquait que la moutarde lui montait au nez. Parfois, il délivrait délibérément cette information. Pour l’heure, il devait paraître calme. Tant pis si cet homme parlait comme s’il n’était pas là !

Sous l’influence de la colère, on pouvait défier quelqu’un en duel. Mais il était là pour en livrer un, et cet exercice demandait une parfaite maîtrise de ses nerfs. Les mots, il le savait, pouvaient être aussi mortels que les armes.

— Ici, dit-il, nous sommes tous informés que nous avons un nouvel ennemi au sud. Les Seanchaniens ont submergé le Tarabon.

Ituralde balaya du regard les Tarabonais, dont aucun ne broncha. Sur les visages de ces gens, il n’avait jamais rien su lire. Avec leur grotesque moustache – quasiment des défenses poilues, pires encore que les bacchantes de rigueur au Saldaea – et leur ridicule voile, ils auraient aussi bien pu porter un masque. Et la pénombre, bien entendu, n’arrangeait rien. Mais il avait vu ces hommes équipés d’un « voile » en cotte de mailles, et il avait besoin d’eux.

— Après avoir déferlé dans la plaine d’Almoth, ils continuent vers le nord. Leurs intentions sont claires : conquérir l’Arad Doman puis le reste du monde.

— Le seigneur Ituralde vient-il pour savoir qui nous soutiendrons si les Seanchaniens nous envahissent ? demanda Wakeda.

— Seigneur Wakeda, je ne doute pas un instant que vous combattriez pour l’Arad Doman.

Wakeda s’empourpra sous cette insulte – comment pouvait-on seulement envisager le contraire ? Avec un bel ensemble, ses compagnons portèrent la main à leur arme.

— Selon des réfugiés, intervint Shimron, comme s’il craignait que Wakeda oublie le Ruban Blanc, il y a des Aiels dans la plaine.

Si Wakeda ne dégainait pas son arme, ou ne leur ordonnait pas de tirer la leur, ses partisans ne prendraient pas les devants…

— Ces Aiels combattent pour le Dragon Réincarné, à ce qu’on dit, continua Shimron. Il a dû les envoyer, peut-être pour qu’ils nous soutiennent. Dans l’histoire, nul n’a jamais vaincu les Aiels, pas même Artur Aile-de-Faucon. Seigneur Ituralde, vous vous souvenez des Neiges de Sang, dans votre jeunesse ? Quoi que prétendent les chroniques, vous me concéderez que nous n’avons pas vaincu lors de cette bataille. Et les Seanchaniens, selon moi, sont moins nombreux que nous l’étions alors. Pour ma part, j’ai entendu dire que les envahisseurs se dirigent vers le sud, à l’opposé de la frontière. Croyez-moi, la prochaine nouvelle, ce sera qu’ils se retirent de la plaine d’Almoth, pas qu’ils fondent sur nous.