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Cette situation restait un fascinant sujet d’étude. N’ayant pas ménagé ses efforts afin d’interpréter ce qu’elle captait, Gabrelle réussissait parfois à lire les pensées de Logain – ou presque. À d’autres moments, c’était comme avancer sans lumière dans une galerie de mine.

La tête sur le billot, Gabrelle aurait encore essayé d’analyser et de comprendre. Et ça n’était pas qu’une image.

Mais Logain aussi la sentait à travers le lien.

Un point qu’elle ne devait jamais perdre de vue. Si certains Asha’man pouvaient penser que les Aes Sedai se résignaient à la captivité, seul un crétin aurait cru que cinquante et une sœurs, toutes liées de force à un homme, ne tenteraient pas de se libérer. N’ayant rien d’un crétin, Logain savait en outre que ces sœurs étaient venues pour détruire la Tour Noire.

En revanche, il ne soupçonnait pas qu’elles tentaient toujours de mettre un terme à une affreuse menace : des centaines d’hommes capables de canaliser le Pouvoir ! Par la Lumière, privées de liberté comme elles l’étaient, un seul ordre aurait pu les neutraliser.

« Tu ne feras rien qui puisse nuire à la Tour Noire. »

Pourquoi les Asha’man n’avaient-ils pas pris cette précaution élémentaire ? Quoi qu’il en soit, ses sœurs et elle devaient réussir. Sinon, le monde serait condamné.

Ses larges épaules mises en valeur par sa veste noire – sans une touche de couleur, n’étaient l’Épée d’argent et le Dragon rouge et or fixés au col –, Logain se tourna sur sa selle. Sa cape également noire rejetée dans son dos, il semblait défier le froid de l’atteindre. Semblait ? C’était peut-être bel et bien le cas, parce que les hommes tels que lui, à tout instant, paraissaient prêts à en découdre avec l’univers entier.

Logain sourit à Gabrelle. Pour la rassurer ? Avait-elle laissé filtrer trop d’angoisse via le lien ? Quel équilibrisme permanent ! S’efforcer de contrôler ses émotions, de montrer le bon « visage » à chaque instant… C’était un peu comme l’épreuve qui permettait d’obtenir le châle. Ce jour-là, en dépit de toutes les causes de déconcentration, chaque tissage devait être réalisé à la perfection, sans droit à l’erreur. Mais l’épreuve ne durait pas des semaines, sans une minute de répit.

Voyant que Logain s’intéressait maintenant à Toveine, Gabrelle soupira de soulagement. Un simple sourire, en gage d’amitié… D’un naturel très sociable, Logain aurait été sympathique, dans des circonstances différentes, et en étant… quelqu’un d’autre.

Toveine rendit son sourire à l’Asha’man. Pas pour la première fois, Gabrelle dut s’empêcher de hocher la tête de surprise. Comme si elle entendait se protéger du froid, elle tira sur sa capuche afin de noyer son visage dans les ombres, mais en gardant un angle de vue pour épier la sœur rouge.

D’après ce qu’elle savait d’elle, Toveine n’était pas du genre à enfouir profondément ses haines – bien au contraire – et elle abominait les hommes capables de canaliser au moins autant que ses compagnes de l’Ajah Rouge.

Avec Logain Ablar, la détestation était encore pire, puisqu’il avait accusé l’Ajah Rouge de l’avoir poussé à devenir un faux Dragon. Même s’il n’en parlait plus, le mal était fait. Parmi les sœurs prisonnières, certaines pensaient que les rouges étaient tombées dans leur propre piège. Malgré tout ça, Toveine se pâmait devant Logain.

Perplexe, Gabrelle se mordilla la lèvre. Bien sûr, Desandre et Lemai leur avaient ordonné à toutes d’entretenir une relation cordiale avec l’Asha’man auquel elles étaient liées – avant d’agir, il fallait endormir la méfiance de ces types – mais Toveine se cabrait dès qu’une de ces deux femmes lui donnait un ordre. Peu encline à leur céder, elle aurait sans doute refusé si Lemai n’avait pas été une sœur rouge comme elle – et tant pis si elle avait affirmé le contraire.

Après qu’elle les eut conduites à la captivité, les sœurs avaient cessé de reconnaître son autorité, et elle avait du mal à l’avaler. Pourtant, elle s’était mise à sourire à Logain dès qu’elle en avait reçu la consigne.

Dans le même ordre d’idées, comment Logain, à l’autre extrémité du lien, pouvait-il prendre pour argent comptant les minauderies de Toveine ? Une énigme que Gabrelle avait tenté de résoudre sans y parvenir. Car enfin, le gaillard en connaissait long sur Toveine. De plus, savoir à quel Ajah elle appartenait aurait dû suffire. Pourtant, quand il regardait la sœur rouge, Gabrelle le sentait aussi confiant que lorsqu’il se tournait vers elle. « Confiant » était un bien grand mot, car il se méfiait de tout le monde. Moins des sœurs que des Asha’man, semblait-il. Et ça, ce n’était pas logique.

Ce n’est pas un imbécile, se rappela Gabrelle. Alors, pourquoi ce comportement ? Même question pour Toveine. Elle manigance quoi, exactement ?

Sans crier gare, la sœur rouge sourit à Gabrelle et… lui répondit comme si elle avait posé une de ses questions à voix haute.

— Quand tu es là, souffla-t-elle dans un nuage de buée, il est à peine conscient de ma présence. C’est toi qui l’as fait prisonnier, chère sœur.

Prise au dépourvu, Gabrelle ne put s’empêcher de rougir. Toveine n’était pas du genre à bavarder, et dire qu’elle désapprouvait sa relation avec Logain était un euphémisme au carré. Pourtant, séduire cet homme avait paru une stratégie parfaite pour découvrir ses faiblesses et en apprendre plus long sur ses plans. D’accord, c’était un Asha’man, mais elle avait reçu le châle bien avant qu’il vienne au monde, et en matière d’hommes, elle n’était pas une innocente colombe.

Quand il avait vu clair dans son jeu, Logain s’était montré si surpris qu’elle avait failli le prendre pour un pauvre innocent. Quelle idiote ! Au bout du compte, jouer les ardentes Domani lui avait valu un lot de surprises – et quelques chausse-trappes. Plus un piège dont elle ne pourrait jamais parler à personne, mais dont Toveine, redoutait-elle, était au moins en partie informée.

Cela dit, toutes les sœurs qui avaient suivi le même chemin que le sien devaient être au courant aussi. Et selon elle, il y en avait plusieurs. Bien entendu, aucune n’avait abordé le sujet ni ne le ferait jamais…

Logain pouvait occulter le lien – d’une manière si primitive qu’elle pensait être en mesure de le localiser même s’il dissimulait bien ses émotions. Au lit, en revanche, il laissait tomber le masque. Sans exagération, le résultat était dévastateur. Plus de retenue sereine ni de froideur analytique ! Plus de simple raison, même…

À la hâte, Gabrelle invoqua l’image du paysage enneigé et la « fixa » dans son esprit. Des arbres, des rochers, une neige bien lisse. Bien lisse et froide !

Logain ne se retourna pas et ne laissa filtrer aucun indice. Pourtant, le lien apprit à Gabrelle qu’il avait senti son bref moment de perte de contrôle. Le bougre en rayonnait d’arrogance ! Et de satisfaction.

De justesse, Gabrelle contint sa fureur. Mais c’était une erreur, s’avisa-t-elle. Conscient de ce qu’elle avait capté chez lui, Logain devait s’attendre à ce qu’elle explose.

Quand elle lâcha la bonde à sa colère, il en fut amusé et ne tenta même pas de le cacher.

Du coin de l’œil, Gabrelle nota le sourire suffisant de Toveine, mais elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur la question.