Et j’ai aussitôt regretté ma question ; la poser, c’était donner à ce type l’impression que je voulais entrer dans ses bonnes grâces. Mais il n’a pas répondu. Il a dit, sur un ton administratif, comme si j’étais venu renouveler mon passeport :
— Si je vous ai bien lu, vous avez une famille.
J’ai répondu sur le même ton :
— Si vous m’avez bien lu, pourquoi me poser la question ?
— Ce n’était pas une question, monsieur. À la sortie de votre roman votre famille va réagir. D’où la nécessité d’une protection : juridique, physique, psychologique, voire affective… C’est ce que je suis censé organiser dans la maison.
Je l’ai regardé attentivement en me demandant, au bord du fou rire, quelle sorte de protection ou de réconfort je pouvais attendre d’un type aussi profondément avachi dans son ennui. Au lieu de le lui dire, je me suis défendu :
— Ils m’ont menti n’est pas un roman contre ma famille ! Au contraire, même, c’est la libération de chacun de ses membres ! C’est la dénonciation des mensonges dans lesquels mes frères, mes sœurs et moi avons grandi.
Là encore, je m’en voulais de lui donner ces explications, j’avais l’impression de me justifier.
Malaussène a levé une main désabusée :
— Monsieur, un roman, c’est ce que chacun en pense. Attendez que votre famille ait lu le vôtre, vous verrez. Quand ce sera fait, changez votre serrure et en cas de menace appelez-moi.
J’allais l’envoyer paître quand quelque chose a bougé sous son bureau. Une odeur aigre m’a saisi à la gorge et j’ai senti un poids humide sur ma cuisse gauche. J’ai renversé ma chaise en me levant. Son chien me regardait, babines dégoulinantes. Il ne remuait pas la queue.
Ensuite, j’ai voulu savoir la vérité, bien sûr. Était-ce oui on non le même Malaussène que celui de mon adolescence ? À mon grand étonnement je n’ai pas eu à mener d’enquête. Loussa de Casamance*, le bras droit d’Isabelle, un Sénégalais hors d’âge, spécialiste, paraît-il, de littérature chinoise, m’a tout raconté dès notre premier café.
— Malaussène ? Benjamin ? Le personnage des romans ? Oui, c’est notre Malaussène, si vous voulez, tout le monde vous le confirmera ici, c’est lui et ce n’est pas lui.
Loussa m’a expliqué que le premier roman, Au bonheur des ogres, avait été écrit sur la base de notes prises par Thérèse, la sœur dactylographe de Malaussène, du temps où Benjamin racontait des histoires à ses plus jeunes frères et sœurs pour les endormir.
— C’est tout simple comme vous voyez. Thérèse recopiait, c’était son entraînement. Clara, une autre sœur de Benjamin, nous a fourgué le résultat, et Isabelle, en bonne éditrice, a attendu de savoir s’il y aurait une suite pour publier ça. Il lui semblait que, dans l’ordre des emmerdements romanesques, ce Malaussène avait de l’avenir. Elle ne s’est pas trompée, comme vous le savez. Pour les romans suivants, les sources ont varié. Il y a eu les récits de ce vieil inspecteur de police, avant qu’il se fasse abattre… L’inspecteur comment, déjà ?… Il s’était déguisé en Vietnamienne pour mener une enquête sur la drogue à Belleville. Ça a donné La Fée Carabine*. Je crois bien que lui-même était à moitié vietnamien. Ah ! bon Dieu, comment s’appelait-il ?
— L’inspecteur Van Thian, dis-je, surpris moi-même de m’en souvenir.
Loussa eut un sourire :
— Comme quoi les souvenirs des lecteurs sont plus fidèles que ceux des témoins.
Je me suis gardé de lui dire ce que je pensais de ce genre de lecture. Il continuait, en historien imperturbable :
— La Petite Marchande de prose (j’y joue moi-même un modeste rôle), Monsieur Malaussène et Aux fruits de la passion ont été écrits à partir des brouillons de Jérémy, le cadet de la famille. Il voulait en faire une saga théâtrale mais Isabelle l’en a dissuadé. Roman, mon garçon, roman ! Un fameux bazar, cette collaboration entre Isabelle et Jérémy. Cheval rétif, Jérémy Malaussène ! Je peux vous dire qu’on a entendu les portes claquer ! Mais bon, c’est Isabelle qui avait raison, ces romans nous ont bien renfloués à l’époque. Un autre café ?
Comme j’ai décliné, il est sorti avec moi et m’a raccompagné jusqu’aux portes du Talion :
— Autres temps autres textes, jeune homme. Aujourd’hui, la littérature, c’est vous.
J’ai dû émettre une moue poliment dubitative parce qu’il a conclu :
— Si si, vous verrez, Isabelle en est convaincue. Elle mise beaucoup sur vous.
Et voilà comment je me retrouve debout, dans une clairière du Vercors, à engueuler ce faux-semblant de Malaussène au lieu de me remettre au travail.
— Vingt-deux millions huit cent sept mille deux cent quatre euros, Malaussène ! Voilà ce qu’exigent les ravisseurs ! Vingt-deux millions huit cent sept mille deux cent quatre euros !
II
JE N’AIME PAS CETTE AFFAIRE LAPIETÀ
« Je n’aime pas le couple médiatique que forment ma sœur Verdun et Georges Lapietà. »
5
Vingt-deux millions huit cent sept mille deux cent quatre euros. Réveillée par le chiffre, la juge Talvern fut la première informée. Les exigences des ravisseurs s’étaient inscrites sur les écrans de ses deux ordinateurs, de son portable, de sa tablette, et même de sa montre. 22 807 204 euros. Le chiffre clignotait autour d’elle.
Tous les matins, la juge Talvern plongeait dans le grouillant plancton des mails, des SMS, des tweets, des blogs, de tous les messages qui s’échangent en ce non-espace où les mots tentent l’aventure de l’incarnation… Elle planait dans cette soupe mentale avec la silencieuse patience d’une raie. La juge avait l’instinct de l’information juste, un signe infime lui suffisait le plus souvent.
Longtemps, la juge Talvern avait partagé la vie d’une buse. Une buse madeleine, sur le plateau du Vercors. L’oiseau procédait par vision globale, puis focalisait sur le détail comestible, le plus souvent un mulot qui, jusqu’à cet instant fatal, ne s’était rien trouvé de remarquable. Grâce à cette buse, la juge à la fine moustache, aux cheveux gras, aux lourdes lunettes, aux sandales de jésuite et à la jupe plissée marchait un ou deux pas devant son époque.
Très tôt donc ce matin-là l’espace se mit à clignoter autour d’elle. Elle en fut réveillée. Quatre tweets s’étaient posés en lettres énormes sur ses écrans. Tous les quatre disaient la même chose : les ravisseurs de Georges Lapietà exigeaient une rançon de vingt-deux millions huit cent sept mille deux cent quatre euros (22 807 204), soit la somme exacte du parachute doré proposé à leur prisonnier après qu’il eut fermé les filiales du groupe LAVA.
Pour la remise de la rançon les instructions suivraient.
Bien.
Bien, bien.
Quatre fois le même tweet, donc, au signe près, mais émis par quatre signataires différents : Paul Ménestrier, Valentin Ritzman, André Vercel et William J. Gonzalès. Trois de ces noms étaient familiers à la juge. Des témoins qu’elle avait entendus dans un des dossiers Lapietà. Des administrateurs du groupe LAVA.
La juge en conclut :
1) Que lesdits Ménestrier, Ritzman, Vercel et Gonzalès étaient parties prenantes dans la constitution du parachute doré proposé à Lapietà.