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Pour c’qui était d’se l’t’imballer, t’étais assez bonne, pas v’ai ? demanda Detta, depuis un recoin très enfoui, à l’intérieur d’elle — depuis le trou, en fait. Ça ouais ! T’étais juste assez bonne pou’ça, sû’ ?

— J’étais assez bonne pour le porter, n’est-ce pas ? cracha presque Mia à la face de Sayre. Assez bonne aussi pour envoyer l’autre gober des grenouilles dans les marécages en lui faisant croire qu’elles avaient un goût de caviar… pour ça j’étais assez bonne, n’est-ce pas ?

Sayre cligna des yeux, visiblement surpris par la véhémence de sa réaction.

Mia se radoucit.

— Sai, songez à tout ce à quoi j’ai dû renoncer !

— Foutaises ! Tu n’avais rien ! répliqua Sayre. Tu n’étais rien d’autre qu’un esprit insignifiant, dont le seul but dans l’existence était de baiser le cow-boy errant de passage. La pute des vents, c’est bien ainsi que t’appelait Roland, n’est-ce pas ?

— Alors repensez à l’autre, suggéra Mia. À celle qui se fait appeler Susannah. Je lui ai volé sa vie et sa quête, pour mon p’tit gars, et sur vos ordres.

Sayre se dédouana d’un vague geste de la main.

— Ta bouche ne te fait pas honneur, Mia. Aussi, ferme-la.

Il fit un signe de tête vers la gauche. Un ignoble avec un visage lunaire de bouledogue et une épaisse chevelure grise et bouclée s’avança. Le trou rouge dans son front à lui avait une forme en amande, un air vaguement chinois. Juste derrière lui venait un autre homme-oiseau, avec une tête de faucon brun sombre et féroce, émergeant de l’encolure ronde d’un T-shirt aux armes des DUKE BLUE DEVILS[26]. Ils empoignèrent Mia. L’emprise de la chose oiseau était répugnante — rugueuse et étrange.

— Tu as été un excellent gardien, fit Sayre. Là-dessus, nous sommes tous d’accord. Mais il ne faut pas oublier que c’est la gueuse de Roland de Gilead qui a réellement conçu cet enfant, n’est-ce pas ?

— C’est un mensonge ! hurla-t-elle. Mon Dieu, quel mensonge RÉPUGNANT !

Il poursuivit, comme s’il ne l’avait pas entendue.

— Et des tâches distinctes requièrent des compétences distinctes. Il y en a pour tous les goûts, comme on dit.

— JE VOUS EN PRIE ! supplia Mia.

L’homme-faucon porta ses serres à ses tempes, comme rendu sourd par son cri. Cette petite pantomime spirituelle souleva des rires, et même quelques acclamations.

Susannah ressentit vaguement une onde de chaleur descendre le long de ses cuisses — les cuisses de Mia — et vit son jean s’obscurcir à l’entrejambe. Elle venait enfin de perdre les eaux.

— Allons-yyyyyyyy… Allons ACCOUCHER ! proclama Sayre sur le ton surexcité d’un présentateur de jeu télévisé.

Il y avait trop de dents dans son sourire, une double rangée, aussi bien en haut qu’en bas.

— Après ça, nous verrons. Je te promets que ta requête sera prise en compte. En attendant… Aïle, Mia ! Aile, Mère !

— Aïle, Mia ! Aïle, Mère ! répéta en chœur le reste de l’assemblée.

Mia se retrouva subitement transportée vers le fond de la pièce, avec à sa gauche l’ignoble à tête de bouledogue et à sa droite l’homme-faucon, tous deux lui tenant fermement les bras. Le faucon émettait un sifflement déplaisant, à chaque fois qu’il expirait. Les pieds de Mia frôlaient à peine le tapis, alors qu’on la portait vers la créature oiseau à plumes jaunes. L’Homme Canari, le baptisa-t-elle.

Sayre la fit s’immobiliser d’un simple geste de la main et se mit à parler avec l’Homme Canari, tout en pointant le doigt en direction de la porte d’entrée du Cochon du Sud. Mia entendit prononcer le nom de Roland, et aussi celui de Jake. L’Homme Canari opina de la tête. Sayre agita de nouveau le doigt avec emphase, en direction de la porte, et secoua la tête. Rien n’entre par là, disait ce mouvement de la tête. Rien !

L’Homme Canari acquiesça une nouvelle fois et s’exprima par gazouillis confus qui donnèrent à Mia l’envie de hurler. Elle détourna le regard, qui se posa sur la tapisserie aux chevaliers et aux dames. Ils se trouvaient assis à une table qu’elle reconnut — c’était celle de la salle de banquet de Château Discordia. Arthur l’Aîné présidait, couronne au front, son épouse à sa droite. Ses yeux étaient d’un bleu qu’elle avait vu en rêve.

C’est sans doute le moment que choisit le ka pour faire glisser un souffle errant dans la salle à manger du Cochon du Sud et écarter légèrement la tapisserie. L’effet ne dura qu’une seconde ou deux, ce qui suffit à Mia pour apercevoir derrière la tenture une autre salle — une salle privée.

Installés autour d’une table en bois, sous les mille feux ardents d’un lustre en cristal, lui apparurent une douzaine d’hommes et de femmes, leurs visages de poupées de chiffon déformés et fripés par l’âge et la malveillance. Leurs lèvres retroussées révélaient de gros bouquets de dents vermoulues ; l’époque à laquelle ces monstres de la Nature pouvaient refermer la bouche était de l’histoire ancienne. Des coins de leurs yeux noirs suintait une substance goudronneuse et méphitique. Ils avaient la peau jaune, parsemée de dents et recouverte de plaques de fourrure galeuse.

— Qu’est-ce que c’est ? se mit à hurler Mia. Qu’est-ce que c’est, pour l’amour des dieux ?

Des mutants, lui répondit Susannah. Ou peut-être que le mot « hybrides » serait plus juste. Et ça n’a pas d’importance, Mia. Tu as vu ce qui avait de l’importance, n’est-ce pas ?

Elle l’avait vu, en effet, et Susannah le savait. Bien que la tenture ne se fût écartée qu’un instant, elles avaient toutes deux eu le temps d’apercevoir la rôtissoire installée au beau milieu de la table, et le cadavre décapité qui tournait sur la broche, sa peau brunissant et se plissant, dégorgeant des sucs de cuisson grésillants au fumet délicieux. Non, cette odeur dans l’air n’était pas celle du porc grillé. La chose tournant sur sa broche, marron comme un pigeonneau, était un bébé humain. Les créatures attablées glissaient leurs tasses en porcelaine fine sous le corps pour récupérer les gouttelettes de jus, trinquaient ensemble… et buvaient.

Le courant d’air s’évanouit. La tenture retomba en place. Et avant de se faire à nouveau saisir par les bras et emmener toujours plus profond, dans les entrailles de ce repaire à cheval sur de nombreux mondes traversés par le Rayon, la femme en plein travail vit l’astuce, dans la tapisserie. Ce n’était pas un pilon qu’Arthur l’Aîné portait à ses lèvres, comme pouvait le laisser croire un premier regard distrait ; c’était une jambe de bébé. Le verre que la Reine Rowena brandissait pour porter un toast n’était pas rempli de vin, mais de sang.

— Aile, Mia ! s’exclama de nouveau Sayre.

Oh, il était d’humeur toute guillerette, à présent que le pigeon voyageur était de retour au bercail.

— Aile, Mia, hurlèrent les autres, en réponse.

On se serait cru un soir de match de football, dans un asile de fous. L’assemblée derrière la tapisserie joignit ses cris aux leurs, bien que leurs voix ne fussent plus que des grondements diffus. Et, bien sûr, ils avaient la bouche pleine.

— Aile, Mère ! fit Sayre en accompagnant cette fois-ci son apostrophe d’une petite révérence grotesque.

— Aile, Mère ! répétèrent les vampires et les ignobles, et elle fut emportée par la vague cynique de leurs applaudissements, d’abord vers la cuisine, puis dans l’office, puis dans les escaliers au-delà.

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26

Équipe de basketball américaine. (N.d.T.)