Cette histoire, de quoi est-elle censée parler, en fait ?
Je ne me souviens de rien, sauf qu’elle m’est venue il y a très très longtemps. J’étais au volant, on revenait du Nord, toute la famille piquait un roupillon, et je me suis mis à penser au jour où David et moi on avait fugué de chez Tante Ethelyn. On avait prévu de rentrer dans le Connecticut, je crois. Les gramps (c’est-à-dire les grandes personnes) nous avaient pris, bien entendu, et ils nous avaient mis au boulot dans la grange, à scier du bois. La Corvée de Réparation, comme disait l’Oncle Oren. Il me semble qu’il m’était arrivé quelque chose d’effrayant à cette occasion, mais je suis bien infoutu de me rappeler quoi, sauf que c’était rouge. Et j’ai inventé un héros, un pistolero magique, pour me protéger du danger. Il y avait une histoire de magnétisme, aussi, de Rayons de Puissance. Je suis quasiment certain que ç’a été la genèse de cette histoire, mais c’est étonnant comme c’est flou. Mais bon, qui se rappelle tous les petits détails de l’enfance ? Qui le souhaite, d’ailleurs ?
Pas grand-chose d’autre. Joe et Naomi ont fait de la balançoire, et Tab a quasiment finalisé son projet de voyage en Angleterre. Bon sang, cette histoire de pistolero ne veut pas me sortir de la tête !
Je vais te dire ce qu’il lui faut, à ce bon vieux Roland : des amis !
19 juillet 1977
Je suis allé voir La Guerre des Étoiles en moto, ce soir, et je crois que ce sera ma dernière sortie sur cet engin, jusqu’à ce que les choses se calment un peu. J’ai avalé des tonnes d’insectes. Un vrai régime protéiné !
Pendant que j’étais à moto, je n’ai pas arrêté de penser à Roland, mon pistolero tiré du poème de Robert Browning (avec un petit clin d’œil au passage à Sergio Leone, bien sûr). Ce manuscrit est un roman, pas de doute — ou un bout de roman —, pourtant j’ai aussi l’impression que les chapitres sont indépendants les uns des autres. Ou presque. Je me demande si je pourrais les vendre à un de ces magazines de science-fiction ? Peut-être même à Fantasy and Science Fiction, autant dire le Saint-Graal du genre.
C’est sans doute une idée stupide.
À part ça, finale de la Coupe de base-ball (7 à 5 pour la National League). J’étais bien fracassé avant la fin. Tabby pas ravie…
9 août 1978
Kirby McCauley a vendu le premier chapitre de cette vieille Tour Sombre à Fantasy and Science Fiction ! Mon vieux, j’arrive à peine à y croire ! C’est vraiment trop cool ! Kirby dit que d’après lui, Ed Ferman (c’est le rédac-chef) voudra sans doute publier tout ce que j’ai, dans la série de la TS. Il va intituler le premier extrait (« L’homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait », etc. bla bla, bang bang) « Le Pistolero », ce qui n’est pas si bête.
Pas mal, pour une vieille histoire qui croupissait dans un recoin humide de mon garage, pas plus tard que l’année dernière. Ferman aurait dit à Kirby que Roland « faisait vrai », et que c’était rare dans les récits de S-F. Il demande même s’il y aura d’autres épisodes. Je suis sûr qu’il y a encore des tas d’aventures (ou qu’il y en a eu, ou qu’il y en aura — quel est le temps adéquat, quand on parle de récits pas encore écrits ?), même si je ne sais pas du tout lesquelles, encore. Tout ce que je sais, c’est que John « Jake » Chambers y fera son grand retour.
Journée pluvieuse, chaude et humide au bord du lac. Les gosses n’ont pas fait de balançoire. Ce soir, pendant qu’Andy Fulcher gardait les grands, Tab, Owen et moi on est allés au drive-in de Bridgton. Tabby a trouvé le film merdique (The Other Side of Midnight[27], qui date de l’année dernière, en fait), mais je ne l’ai pas entendue supplier qu’on la ramène à la maison. Pour ma part, je me suis surpris à repenser à ce fichu Roland. Cette fois, je réfléchissais à son amour perdu, « Susan, la jeune fille à la fenêtre ».
Je peux savoir qui c’est, celle-là ?
9 septembre 1978
J’ai reçu mon numéro d’octobre avec « Le Pistolero ». Mon vieux, c’est plutôt pas mal.
Burt Hatlen m’a appelé, aujourd’hui. Il parle de m’engager pour un an à l’Université du Maine, comme écrivain à demeure. Il n’y a vraiment que Burt pour penser à un écrivaillon comme moi pour ce genre de boulot. Mais ça n’est pas inintéressant, comme idée.
29 octobre 1979
Et merde, encore bourré. Je vois à peine cette foutue page, mais je pense qu’il vaut mieux que j’écrive quelque chose avant d’aller comater. J’ai reçu une lettre d’Ed Ferman, de F & SF, aujourd’hui. Il va publier le deuxième chapitre de La Tour Sombre (celui dans lequel le Pistolero rencontre le gamin), sous le titre « Le Relais ». Il veut vraiment sortir toute la série, et je dois dire que ça me plaît pas mal. Je regrette juste de ne pas en avoir plus. Mais il faut aussi que je réfléchisse au Fléau — et puis il y a Dead Zone, bien sûr.
Mais tout ça me paraît presque secondaire, en ce moment. Je déteste me retrouver ici, à Orrington — je déteste qu’il y ait autant de passage sur la route, pour commencer. Owen a été à deux doigts de se faire renverser par un de ces camions Cianbro, aujourd’hui. Ça m’a foutu une trouille de tous les diables. Et ça m’a aussi donné une idée d’histoire, avec le petit cimetière animalier derrière la maison, « Simetierre », dit le panneau. Bizarre, non ? Ça fait sourire, mais ça fiche un peu la trouille, aussi. Ça fait très Les Contes de la Crypte.
19 juin 1980
Je viens de raccrocher d’avec Kirby McAuley. Il a reçu un appel de Donald Grant, qui publie plein de trucs de science-fiction sous son propre label (Kirby aime bien blaguer avec ça, en disant que Don est l’« homme qui a rendu Robert E. Howard tristement célèbre »). Bref, Don voudrait publier mes histoires du Pistolero, et sous le titre original, La Tour Sombre (sous-titre : « Le Pistolero »). Est-ce que c’est pas super ? Ma propre « édition limitée » ! Il en sortirait 10 000 exemplaires, plus 500 signés et numérotés. J’ai dit à Kirby de foncer et de conclure le marché.
Quoi qu’il en soit, on dirait que ma carrière dans l’enseignement est terminée, et je m’en suis mis une sévère, pour fêter ça. J’ai aussi ressorti le manuscrit de Simetierre, pour y jeter un œil. Mon Dieu, ce que c’est déprimant ! Je crois que les lecteurs me lyncheraient, s’il sortait, celui-là. Ce qui est sûr, c’est que voilà bien un livre qui ne verra jamais le jour…
27 juillet 1983
La revue Publishers Weekly[28] (que notre fils Owen appelle pour rire Publishers Weakness, et on peut dire qu’en règle générale c’est assez vrai) a publié une critique sur le dernier livre de Richard Bach… et une fois de plus, bébé, je me suis fait descendre en flammes. À les lire, c’est ennuyeux, et ça, mon ami, je sais que ça ne l’est pas. Oh, c’est sûr que de repenser à ça m’a facilité la tâche, quand il a fallu descendre à North Windham prendre 2 tonnelets de bière, pour fêter ça. Je les ai eus chez « Bibine en Gros ». Et puis je me suis remis à fumer, si tu veux savoir. J’arrêterai le jour de mes quarante ans, et ça n’est pas une promesse en l’air.
27
Film américain de Charles Jarrot (1977), avec Susan Sarandon, John Beck et Marie-France Pisier.
28
Littéralement : « L’Hebdo des Éditeurs ».