Je n’y crois pas. Je veux dire, j’ai le manuscrit devant moi sur mon bureau, alors il faut bien le croire, mais je n’y arrive pas. J’en ai écrit 300 PAGES !! Rien que le mois dernier, et il y a tellement peu de corrections que c’en est flippant. Jamais je ne me suis pris pour un de ces auteurs qui se gargarisent en disant qu’ils ont anticipé chaque scène et chaque retournement de l’intrigue, mais je n’ai jamais non plus écrit de livre qui me vienne aussi naturellement. Il me monopolise complètement depuis le premier jour. Et tu sais, il me semble que plein de choses que j’ai écrites avant (tout particulièrement Ça) étaient comme des « coups d’essai », comme un entraînement me préparant à cette histoire-là. Jamais je n’avais repris un texte abandonné depuis quinze ans ! Je veux dire, j’ai un peu retravaillé les nouvelles qu’Ed Ferman a publiées dans F & SF, et j’ai remis une couche pour Le Pistolero quand Ed Grant l’a édité, mais ça n’avait rien à voir avec ce que je fais en ce moment. J’en rêve même, de cette histoire. Il y a des jours où j’aimerais réussir à arrêter de boire, mais je vais te dire une bonne chose : j’ai presque peur d’arrêter.
Je sais que l’inspiration ne coule pas de la bouteille, mais il y a quelque chose…
J’ai peur, d’accord ? J’ai l’impression qu’il y a quelque chose — quelque chose — qui veut m’empêcher de terminer ce livre. Qui ne voulait même pas que je le commence. Bon, je sais que c’est de la folie (« un truc d’horreur à la Stephen King », ha ha), mais en même temps ça m’a l’air très réel. Heureusement, personne ne lira sans doute jamais ce journal ; sinon ils me mettraient hors jeu. Qui voudrait d’un type complètement siphonné ?
Je vais l’intituler Les Trois Cartes, je pense.
19 septembre 1986
Ça y est. Les Trois Cartes est terminé. Je me suis saoulé, pour fêter ça. Défoncé, aussi. Et ensuite ? Eh bien, Ça va sortir dans un mois environ, et dans deux jours j’aurai trente-neuf ans. Bon sang, j’ai vraiment du mal à le croire. J’ai l’impression qu’il y a encore une semaine, on vivait encore à Bridgton et les gosses étaient bébés.
Ah, putain. Il est temps que je m’arrête. Voilà que l’écrivain donne dans la guimauve.
19 juin 1987
Aujourd’hui, Donald Grant m’a fait parvenir mon premier exemplaire des Trois Cartes. Le produit fini est vraiment beau. J’ai aussi décidé de poursuivre avec NAL et de faire paraître les deux volumes de La Tour Sombre en poche — donnons aux gens ce qu’ils attendent. Pourquoi pas, en fait ?
Bien sûr, je me suis saoulé pour fêter ça… Mais, de nos jours, qui a encore besoin d’un prétexte ?
C’est un bon bouquin, mais j’ai encore l’impression de ne pas en avoir écrit une ligne, qu’il s’est contenté de jaillir de moi, comme le cordon ombilical du nombril d’un nourrisson. Ce que j’essaie de dire, c’est que le vent souffle, le berceau se balance, et que parfois il me semble que rien là-dedans ne m’appartient, et que je ne suis rien d’autre que la putain de secrétaire de Roland de Gilead. Je sais que ça n’a pas de sens, mais une partie de moi y croit. Sauf que peut-être que Roland a un patron, lui aussi. Le ka ?
J’ai effectivement tendance à me sentir déprimé, quand je jette un regard sur ma vie : la picole, la drogue, le tabac. Comme si j’essayais bel et bien de me tuer. Ou comme si quelque chose…
19 octobre 1987
Ce soir je suis à Lovell, dans la maison du Chemin du Dos de la Tortue. Je suis venu me réfugier ici pour réfléchir à ma vie. Il faut que je change quelque chose, mon vieux, parce que sinon je ferais aussi bien de me faire sauter le caisson tout de suite.
Il faut que quelque chose change.
Ce qui suit, tiré de La Voix de la Montagne de North Conway (New Hampshire), était collé dans le journal de l’écrivain, et daté du 12 avril 1988 :
Depuis au moins dix ans, les Montagnes Blanches regorgent de récits d’apparitions d’« entrants », ces créatures qui pourraient bien être des extraterrestres, des voyageurs dans le temps ou même des êtres « venus d’une autre dimension ». Au cours d’une conférence haute en couleur, hier soir à la Bibliothèque Municipale de High Conway, l’auteur notamment de Pairs et origines des mythes, le sociologue Henry K. Verdon, s’est servi du phénomène des Entrants comme illustration de la naissance et de la propagation des mythes. Il a notamment souligné le fait que les « Entrants » avaient probablement été inventés par des adolescents des villes limitrophes du Maine et du New Hampshire. Il a aussi émis l’hypothèse que le passage de clandestins à la frontière nord du Canada puis traversant la Nouvelle-Angleterre ait inspiré les mythes en question, devenus tellement répandus.
« Il me semble que nous savons tous, a précisé le professeur Verdon, que ni le Père Noël, ni la Petite Souris, ni les êtres surnommés « entrants » n’existent. Pourtant ces récits
Le reste de l’article manque. Il n’est fourni aucun élément permettant d’expliquer pourquoi King avait gardé ce texte.
19 juin 1989
Je rentre juste de ma réunion « anniversaire » des A.A[29]. Une année entière sans alcool ni drogues ! Je peux à peine y croire ! Aucun regret. La sobriété m’a sans doute sauvé la vie (en plus de sauver mon mariage), mais j’aimerais seulement qu’il soit moins difficile d’écrire. Les gens du « programme » me disent de ne pas forcer le rythme, que chaque chose viendra en son temps, mais il y a aussi une autre voix (moi, je l’appelle la Voix de la Tortue) qui me dit de me dépêcher, de m’y mettre, que le temps presse et qu’il me faut affûter mes instruments. Pour quoi ? Pour La Tour Sombre, bien sûr, et pas seulement parce qu’il arrive chaque jour du courrier de lecteurs des Trois Cartes qui veulent savoir ce qui se passe ensuite. Quelque chose en moi veut se remettre au travail et revenir à cette histoire, mais je veux bien être pendu si je sais comment m’y prendre.
12 juillet 1989
Il y a quelques trésors merveilleux, dans la bibliothèque de Lovell. Devine ce que j’ai trouvé ce matin, en cherchant quelque chose à lire ? Shardik, de Richard Adams. Pas l’histoire avec les lapins, mais celle de l’ours mythologique géant. Je crois que je vais le relire.
Je n’écris toujours rien de très bon…
21 septembre 1989
OK, ce qui suit est un peu barjot, alors tiens-toi prêt.
Vers dix heures ce matin, alors que j’étais en train d’écrire (en fait, je fixais mon traitement de texte en me disant que ce serait vraiment super de se taper une bonne pinte de Bud bien fraîche), on a sonné à la porte. C’était un type de « La Maison des Fleurs » de Bangor, avec une douzaine de roses. Pas pour Tab, mais pour moi. Sur le carton était écrit : Joyeux anniversaire de la part des Mansfield — Dave, Sandy et Megan.