Sincèrement vôtre,
Je me sens tellement merdique, quand je me rappelle combien j’étais euphorique à propos de la fin de Terres Perdues. Il faut que je réponde à la lettre de Coretta Vele, mais je ne sais pas comment. Est-ce que je peux lui faire croire que je ne sais pas plus qu’elle comment se finit l’histoire de Roland ? J’en doute, et pourtant « ceci est la vérité », comme dit Jake à la fin de sa composition. Je ne sais pas plus ce qu’il y a dans cette foutue Tour que… Ote lui-même ! Je ne savais même pas qu’elle se dressait au milieu d’un champ de roses, jusqu’à ce que ça jaillisse entre mes doigts et que ça apparaisse comme par magie sur l’écran de mon tout nouveau Mac ! Que dirait-elle, si je lui disais : « Cory, écoutez-moi : le vent souffle, et l’histoire me vient. Et puis il tombe, et tout ce que je peux faire, c’est attendre, tout comme vous » ?
Ils pensent que c’est moi qui commande, tous, du critique le plus affûté au lecteur le plus simple d’esprit. Et c’est vraiment du pipeau.
Parce que ça n’est pas moi qui commande.
22 septembre 1992
L’édition Grant de Terres Perdues est déjà épuisée, et l’édition de poche marche très fort. Je devrais être content, d’ailleurs je le suis, mais je reçois toujours des tonnes de lettres, au sujet de cette fin en queue de poisson. En gros, on pourrait les classer en trois catégories : les gens dégoûtés, ceux qui veulent savoir quand sortira le prochain volume, et les gens dégoûtés qui veulent savoir quand sortira le prochain volume.
Mais je sèche. Le vent ne souffle pas, dans ce quart-là. Pas en ce moment, en tout cas.
En attendant, j’ai l’idée d’un roman à propos d’une dame qui achète un tableau au mont-de-piété, et qui tombe en quelque sorte dedans. Hé, peut-être que ce sera dans l’Entre-Deux-Mondes qu’elle tombera, et qu’elle rencontrera Roland !
9 juillet 1994
Avec Tabby, on ne se bagarre plus vraiment, depuis que j’ai arrêté de boire, mais ô mon gars, ce matin on en a eu une sévère. On était dans la maison de Lovell, bien sûr, et je m’apprêtais à faire ma balade du matin, quand elle m’a mis sous le nez un article du journal d’aujourd’hui. Il semblerait qu’un certain Charles « Chip » McCausland ait été renversé et tué par un chauffard qui a pris la fuite, alors qu’il se promenait au bord de la Route 7. Ce qui est exactement mon itinéraire, bien sûr. Tabby a essayé de me convaincre de rester sur le Chemin du Dos de la Tortue, moi, j’ai essayé de la convaincre que j’empruntais la Route 7 tout autant que des tas de gens (et je jure que je ne fais que trois cents mètres à peine sur le bitume), et c’est là que ça a commencé à dégénérer. Elle a fini par me demander d’arrêter au moins de me promener sur Slab City Hill, où la visibilité est tellement réduite qu’il n’y a pas le temps de sauter dans un fourré si quelqu’un quitte la route. Je lui ai promis d’y réfléchir (si on avait continué la discussion, je ne serais pas sorti avant midi), mais en vérité, je préférerais me pendre plutôt que de vivre comme ça, dans la peur permanente. En plus, il me semble que ce pauvre type de Stoneham a fait baisser de un million à une seule les chances que moi je me fasse maintenant renverser sur cette portion de route. C’est ce que j’ai dit à Tabby, et elle m’a répondu : « Les chances pour que tu deviennes aussi célèbre que tu l’es, en écrivant, étaient encore plus minces. Tu l’as dit toi-même. » Et là, je n’ai pas trouvé de repartie.
19 juin 1995 (Bangor)
Tabby et moi rentrons de l’Auditorium de Bangor, où notre petit dernier (et environ quatre cents de ses camarades) vient d’obtenir son diplôme. Il est à présent officiellement bachelier. Le lycée de Bangor est maintenant de l’histoire ancienne, pour lui. Il entre en fac à l’automne prochain et Tab et moi allons devoir affronter le fameux syndrome du « Nid Vide ». Tout le monde dit que ça file à toute vitesse, et on répond ouais ouais… et tout à coup, on y est.
Putain, je suis triste.
Je me sens perdu. À quoi ça sert, tout ça ? (Hein, Alfie, quel est le sens de la vie[30], ha ha ?) Quoi, ce serait juste un grand saut du berceau à la tombe ? « La clairière au bout du sentier » ? Doux Jésus, c’est sinistre.
En attendant, on part cet après-midi pour la maison de Lovell — Owen nous y rejoindra d’ici un jour ou deux. Tabby sait que je veux écrire au bord du lac, et bon sang, elle a une telle intuition que ça fiche la trouille. Alors qu’on revenait de la cérémonie de remise des diplômes, elle m’a demandé si le vent s’était remis à souffler.
En fait c’est le cas, et cette fois c’est une grosse rafale. J’ai hâte de commencer le nouveau volume de La Tour Sombre. Il est temps de découvrir ce qu’il advient du concours de devinettes (le fait qu’Eddie fasse sauter l’esprit d’ordinateur de Blaine, avec ses « questions bêtes », je le sais depuis des mois, maintenant), mais je ne crois pas que ce sera l’histoire la plus importante, ce coup-ci. Je veux parler de Susan, le premier amour de Roland, et je veux que cette « amourette de cow-boy » ait pour cadre une région de l’Entre-Deux-Mondes appelée Mejis (c’est-à-dire, le Mexique).
L’heure est venue de se remettre en selle et de chevaucher de nouveau avec la Horde Sauvage[31].
En attendant, les autres gosses s’en sortent bien, même si Naomi nous a fait une sorte d’allergie, peut-être aux coquilles Saint-Jacques…
19 juillet 1995 (Chemin du Dos de la Tortue, Lovell)
Comme lors de mes précédentes expéditions dans l’Entre-Deux-Mondes, je me sens comme quelqu’un qui aurait passé un mois à bord d’une fusée lancée à pleine vitesse. Shooté aux gaz hallucinogènes. Je pensais que j’aurais plus de mal à rentrer dans ce livre-ci, beaucoup de mal, mais une fois de plus, il s’est trouvé que c’était aussi facile que de renfiler de vieilles chaussures confortables, comme ces bottillons genre western que j’avais achetés chez Bally, à New York, il y a trois ou quatre ans, et que je n’arrive pas à jeter.
J’en ai déjà écrit plus de 200 pages, et j’ai été ravi de trouver Roland et ses amis en train d’enquêter au milieu des décombres de la supergrippe. De trouver des indices à la fois de Randall Flagg et de Mère Abigaël.
30
31
Allusion au film de Sam Peckinpah, réalisé en 1969, l’un des plus grands westerns de l’histoire du genre, mettant en scène une bande de vétérans hors-la-loi partant pour un dernier « coup ».