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— Et tu n’es pas… moi, n’est-ce pas ?

Mia ne répondit pas. Et Susannah comprit qu’elle n’en savait sans doute rien.

— Mia ?

À voix basse, songeuse.

Mia était accroupie contre le merlon, son poncho serré entre les genoux. Susannah voyait ses chevilles enflées et l’espace d’une seconde, ressentit de la pitié à l’égard de cette femme. Puis elle la fit voler en éclats. Ce n’était pas le moment de ressentir de la pitié, parce qu’elle n’avait rien de vrai.

— Tu n’es rien d’autre que la nounou.

Elle obtint exactement la réaction qu’elle escomptait, et qui dépassa même ses espérances. Sur le visage de Mia elle lut le choc, puis de la colère. Bon Dieu, de la fureur, même.

— Tu mens ! Je suis la mère de ce p’tit gars ! Et quand il viendra, Susannah, plus besoin d’écumer le monde en quête de Briseurs, parce que mon p’tit gars sera le plus grand de tous, il pourra briser les deux Rayons restants d’un claquement de doigts !

Dans sa voix perçait une fierté dangereusement proche de la folie.

— Mon Mordred ! Tu m’entends ?

— Oh oui, fit Susannah, je t’entends. Et tu vas aller gentiment te livrer à ceux dont le seul but est de mettre à bas la Tour, c’est ça ? Ils t’appellent, et toi tu rappliques.

Elle marqua un temps d’arrêt, puis reprit, sur un ton volontairement plus doux :

— Et quand tu te livreras, ils prendront ton p’tit gars, merci beaucoup, et puis ils te renverront dans le pétrin d’où tu viens.

— Nenni ! C’est moi qui l’élèverai, ils me l’ont promis !

Mia croisa les bras sur son ventre d’un air protecteur.

— Il est à moi, je suis sa mère et c’est moi qui l’élèverai !

— Ma fille, tu ne voudrais pas revenir à la réalité, une seconde ? Tu penses qu’ils vont tenir leur promesse ? Eux ? Comment peux-tu à la fois voir tant de choses et être aveugle à ce point ?

Susannah connaissait la réponse à cette question, bien entendu. La maternité l’avait induite en erreur.

— Pourquoi ils ne me laisseraient pas l’élever ? demanda Mia d’une voix glaciale. Qui pourrait le faire mieux que moi ? Mieux que Mia, qui n’est faite que pour deux choses : porter un fils et l’élever ?

— Mais tu n’es pas seulement ça, lui rappela Susannah. Tu es comme les enfants de La Calla, et tu fais partie de tout ce que nous avons vu depuis le début de notre quête, mes amis et moi. Tu es une jumelle, Mia ! Je suis ton autre moitié, ta ligne de vie. Tu vois le monde à travers mes yeux et tu respires par mes poumons. J’ai dû porter le p’tit gars, parce que tu ne le pouvais pas, n’est-ce pas ? Tu es aussi stérile qu’une pierre. Et une fois qu’ils auront ton gosse, leur Bombe Atomique sur pied, ils se débarrasseront de toi, si ça leur permet de se débarrasser de moi, par la même occasion.

— Ils m’ont donné leur parole, répéta-t-elle, le visage baissé, l’air obstiné.

— Retourne la situation. Retourne-la, imagine-toi à ma place, qu’est-ce que tu penserais de cette promesse, à ma place ?

— Je te dirais d’arrêter ce bavardage stupide !

— Qui es-tu, en vérité ? Où sont-ils allés te chercher, pour l’amour du ciel ? C’était du genre petite annonce dans un journal, et tu as répondu ? « Cherche mère porteuse, grosse récompense, contrat de courte durée » ? Qui es-tu ?

— La ferme !

Susannah se pencha en avant, en appui sur les hanches. En général, cette position était une torture subtile, pour elle, mais elle avait oublié son inconfort, autant que la maquereine qu’elle tenait à la main.

— Vas-y ! lança-t-elle avec l’accent haletant de Detta Walker. Vas-y, ’eti’e-moi ce foutu bandeau que tu as su’ les yeux, t’ésor, comme tu m’as ’eti’é le mien ! Dis la vérité et cache dans l’œil du diable ! Qui es-tu, putain ?

— Je n’en sais rien ! hurla Mia, et en dessous d’elles, les chacals cachés dans les rochers hurlèrent en réponse, un rire tonitruant.

— Je ne sais pas, je ne sais pas qui je suis. Tu es contente ?

Non, Susannah n’était pas contente, et elle avait bien l’intention de pousser Mia à la confidence, quand Detta Walker prit la parole.

CINQ

Voici ce que l’autre démon de Susannah lui dit.

— Poupée, faut qu’tu ’éfléchisses un peu, im’semble. Elle peut pas, elle est niaise, elle sait pas li’ elle sait à peine déchiff’er deux lignes, elle est pas allée à Mo’house, elle est allée dans aucune maison, mais toi si, Mam’zelle Oh-Detta Holmes, elle a fait Co-lum-biiiia, s’il vous plaît m’dame, la pe’le de la Côte, n’est-ce pas me’veilleux. Essaie de ’éfléchir à comment elle est tombée enceinte, déjà. Elle dit qu’elle a baisé Roland, qu’elle lui a piqué la pu’ée, qu’elle s’est changée en mâle, en Démon de l’Anneau, et qu’elle te l’a ’efou’gué, et alo’s c’est toi qu’as dû l’po’ter, et avaler tous ces t’ucs dégueulasses qu’elle t’a fait bouffer, et maint’nant où elle est, hein, c’est c’que Detta aim’ait bien savoi’. Et qu’est-ce qu’elle fait là, enceinte sous sa couve’tu’toute g’aisseuse ? C’est enco’ton t’uc de… comment t’appelles ça… ta technique de visualisation ?

Susannah ne savait pas. Tout ce qu’elle savait, c’est que Mia la regardait soudain avec des yeux rétrécis. Elle enregistrait probablement une partie de ce monologue. Combien ? Pas beaucoup, Susannah aurait été prête à le parier. Peut-être un mot par-ci par-là, mais pour la plupart, c’était du charabia. Et de toute façon, Mia jouait le rôle de la mère de cet enfant. Mordred le bébé ! On aurait dit une BD de Charles Addams.

Voilà c’qu’elle fait, reprit Detta d’un air songeur. Elle fait semblant d’et’ une moman, e’s’est collée dans l’ôle jusqu’au cou, tu peux m’c’oi’.

Mais peut-être était-ce seulement sa nature, se dit Susannah. Peut-être qu’au-delà de l’instinct maternel, Mia n’existait pas.

Une main froide lui saisit le poignet.

— Qui est-ce ? C’est cette sale langue de vipère ? Si c’est elle, renvoie-la. Elle me fait peur.

Susannah elle-même en avait toujours un peu peur, pour tout dire, mais pas autant que le jour où elle avait enfin accepté le fait que Detta était bel et bien réelle. Elles n’étaient pas devenues amies, et ne le seraient sans doute jamais, mais il était évident que Detta Walker pouvait faire une alliée de poids. Elle était plus que vicieuse. Derrière son accent de demeurée à la Butterfly McQueen[5], elle était monstrueusement habile.

Cette Mia aussi c’est une alliée d’poids, si t’a’ives à t’la mett’ dans la poche. Y a p’esque ’ien d’plus teigneux dans la vie qu’une moman qu’en a ras l’cul.

— On rentre, dit Mia. J’ai répondu à tes questions, le froid est mauvais pour le bébé, et cette vicieuse est revenue.

Mais Susannah se dégagea en secouant le poignet et recula un peu, hors d’atteinte de Mia. Dans les interstices entre les merlons, le souffle glacial venait la poignarder à travers sa chemise fine, mais elle avait l’impression que le froid lui rafraîchissait les idées et rendait son raisonnement plus clair.

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5

Actrice américaine (1911–1995) ayant joué notamment dans Autant en emporte le vent et dans Mosquito Coast. (N.d.T.)