Ce dernier nom de ville sonna plutôt comme Denmaa-aaak.
Il vit qu’ils n’avaient pas l’air plus au courant.
— Les entrants sont des gens qui apparaissent, comme ça, ajouta-t-il. Parfois ils portent des costumes démodés, comme s’ils venaient de… autrefois, on pourrait dire. Y en avait un nu comme un ver, qui est apparu en plein milieu de la Route 5. Junior Angstrom l’a vu. En novembre dernier, c’était. Parfois ils parlent des langues bizarres. Il y en a un qui a déboulé chez Don Russert, à Waterford. Il était assis là, dans la cuisine ! Donnie est un ancien prof d’histoire à la retraite, il enseignait au Vanderbilt College et il a enregistré ce type. Le type a baragouiné un petit moment, et puis il est allé dans la buanderie. Donnie s’est dit qu’il avait dû prendre ça pour les toilettes et il a voulu le prévenir, mais le type était déjà reparti. Y avait pas de porte, pourtant il était bien reparti.
Donnie a fait écouter la cassette à tout le monde ou presque au Département de Linguistique de Vandy (Dépaaaart’ment) et aucun d’eux a reconnu ce que c’était. Y en a un qui a dit que c’était peut-être une langue complètement inventée, comme l’espéranto. Vous captez, l’espéranto, les gars ?
Roland fit non de la tête. Eddie tenta, avec précaution :
— J’en ai entendu parler, mais je ne sais pas exactement ce que…
— Et parfois, poursuivit John en baissant la voix, tandis qu’ils pénétraient dans l’ombre du hangar, parfois ils sont blessés. Ou défigurés. Crânés.
Roland fit un tel bond que le bateau tangua. Pendant une seconde, il menaça réellement de verser.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous avez dit ? Répétez, John, parce que je vous entendrais très bien.
John sembla penser que c’était purement une question de compréhension, car il s’employa à prononcer le terme plus précisément.
— Cramés. Comme des types qui auraient connu une guerre nucléaire, ou des retombées radioactives, quelque chose comme ça.
— Des lents mutants, en déduisit Roland. Je pense qu’il parle de lents mutants. Ici, dans cette ville.
Eddie acquiesça, repensant aux Gris et aux Ados de Lud. Et aussi à la ruche tordue et à ses monstrueux pensionnaires, rampant par-dessus.
John coupa le petit moteur Evinrude, mais pendant un moment aucun des trois ne bougea, ils restèrent à écouter l’eau clapoter contre les flancs d’aluminium de l’embarcation.
— Des lents mutants, répéta le vieil homme, avec l’air lui aussi de goûter de nouveaux mots. Pour sûr, je suppose que ça leur va aussi bien qu’autre chose. Mais y a pas qu’eux. Y a eu des animaux, aussi, et des sortes d’oiseaux que personne avait jamais vus dans le coin. Mais c’est surtout les entrants qui inquiètent les gens, qui les font parler entre eux. Donnie Russert a appelé un type qu’il connaissait, à l’Université de Duke, et ce type a demandé à quelqu’un de leur Département des Études Parapsychologiques — incroyable, qu’ils aient un service pareil, dans une vraie université, mais apparemment c’est du sérieux —, et aux Études Parapsychologiques, la dame leur a dit que c’était comme ça qu’on les appelait : des entrants. Et ensuite, quand ils disparaissent à nouveau — ce qu’ils finissent toujours par faire, sauf un type là-bas, à East Conway Village, lui il est mort —, alors on les appelle des sortants. La dame a dit que les scientifiques qui étudient ces phénomènes — j’imagine qu’on peut dire « des scientifiques », même si j’en connais beaucoup qui y trouveraient à redire —, ils pensent que ces entrants sont des extraterrestres, qu’ils viennent d’autres planètes, que des vaisseaux les déposent puis viennent les rechercher, mais la plupart pensent qu’ils voyagent dans le temps, ou qu’ils viennent de Terres différentes, dans l’alignement de la nôtre.
— Depuis combien de temps ça dure ? demanda Eddie. Depuis combien de temps ces entrants apparaissent-ils ?
— Oh, deux ou trois ans. Et on peut pas dire que ça s’arrange. J’en ai vu deux moi-même, et une fois une femme chauve avec un œil tout sanguinolent au milieu du front. Mais ils étaient loin, à chaque fois, et vous autres, vous êtes tout près.
John se pencha vers eux en pliant ses genoux cagneux, les yeux (qu’il avait aussi bleus que ceux de Roland) tout brillants. L’eau clapotait mollement contre le bateau. Eddie ressentit une forte envie de serrer de nouveau la main de John Cullum, pour voir s’il se passerait autre chose. Il se remémora des bribes d’une autre chanson de Dylan, « Visions of Susannah[6] ». Ce qu’Eddie voulait, ce n’était pas une vision de Susannah, mais pour le nom au moins, ça n’était pas loin.
— Pour sûr, disait John, vous autres, vous êtes tout près, et bien proches. Maintenant, je vais vous aider à retrouver votre chemin si je peux, parce que je sens pas la moindre onde mauvaise autour d’aucun de vous (même si je vais vous dire tout net que j’avais jamais vu une fusillade pareille), mais je veux savoir : vous êtes des entrants, oui ou non ?
Une fois de plus, Roland et Eddie échangèrent un regard, et ce fut Roland qui répondit :
— Oui, je suppose qu’on peut dire ça.
— Vingt dieux ! murmura John (dans son effroi, même son visage sillonné de rides rappelait celui d’un enfant). Des entrants ! Et d’où est-ce que vous venez, vous pouvez me le dire ?
Il regarda Eddie, éclata de rire comme le font ceux qui trouvent qu’on leur en a raconté une bien bonne, puis ajouta :
— Pas de Brooklyn.
— Mais je suis vraiment de Brooklyn, affirma Eddie.
La seule chose, c’est que ce n’était pas le Brooklyn de ce monde-ci, et il le savait, à présent. Dans le monde d’où il venait, un livre pour enfants intitulé Charlie le Tchou-tchou avait été écrit par une femme du nom de Béryl Evans ; dans celui-ci, elle s’appelait Claudia y Inez Bachman. Béryl Evans, ça faisait vrai, alors que Claudia y Inez Bachman faisait aussi faux qu’un billet de trois dollars, pourtant Eddie en venait de plus en plus à croire que Bachman était la clé. Et pourquoi ça ? Parce que ça faisait partie de ce monde.
— Je suis de Brooklyn, c’est vrai. Pas le… enfin… pas le même, c’est tout.
John Cullum les contemplait toujours avec cette expression d’enfant effaré.
— Et ces autres types ? Ceux qui vous attendaient ? Est-ce qu’ils sont… ?
— Non, répondit Roland. Pas eux. On n’a plus le temps, John — plus le temps pour l’instant.
Il se mit debout avec précaution, s’accrocha à une poutre au-dessus de lui et sortit du bateau avec une petite grimace de douleur. John le suivit et Eddie ferma la marche. Les deux hommes durent l’aider. L’élancement régulier dans son mollet droit s’était un peu calmé, mais toute la jambe était devenue raide et insensible, difficile à maîtriser.
— Allons chez vous, suggéra Roland. Il y a un homme que nous devons trouver. Avec un peu de chance, vous pourrez peut-être nous y aider.
Il pourrait bien nous aider à tout un tas de choses, pensa Eddie en les suivant dans la lumière du soleil, les dents serrées, boitant de sa patte folle.
À cet instant précis, Eddie se dit qu’il aurait tué un saint à mains nues pour une douzaine de cachets d’aspirine.
SOLISTE :