Выбрать главу

— Ça a l’air de marcher, pourtant, avait hasardé Eddie.

Non pas qu’il s’y soit particulièrement intéressé, mais bon sang, on avait bien le droit de discuter.

— Microsoft, surtout. C’est la valeur qui monte.

Henry avait éclaté d’un rire condescendant, en mimant une branlette.

— Mon con, c’est la valeur qui monte.

— Mais…

— Ouais, ouais, je sais, les gens se ruent littéralement sur cette merde. Ils ont fait monter tous les prix. Et quand j’observe ce qui se passe, tu sais ce que je vois ?

— Non, quoi ?

— Des Lénine !

— Des Lénine ? avait demandé Eddie.

Il croyait suivre le raisonnement de Henry, mais là il se retrouvait perdu pour de bon. Bien sûr, le coucher de soleil avait été magnifique, ce soir-là, et il s’était fait avoir dans les grandes largeurs.

— Tu m’as parfaitement entendu ! avait lancé Henry, s’échauffant sensiblement. Des putains de Lénine ! On t’a donc rien appris, à l’école, frérot ? Les Lénine sont des petits animaux qui vivent en Suisse, ou quelque part dans ce coin-là. Et de temps en temps — il me semble que c’est tous les dix ans, je suis pas sûr — ils sont pris de pulsions suicidaires et ils se balancent de la falaise[10].

— Oh, avait répliqué Eddie, se mordant l’intérieur des joues pour ne pas exploser littéralement de rire. Tu veux dire ces Lénine-là, je croyais que tu parlais de ceux qui se baladaient avec des petits livres rouges.

— Que des conneries, fit Henry, mais sur ce ton plein d’indulgence que les grands et éminents réservent parfois aux petits et aux ignorants. Bref, ce que je veux dire, c’est que tous ces gens qui se précipitent pour investir dans du Microsoft, du Macintosh et du, je sais pas, moi, ce putain de Père Lapatate, le Roi de la Frite Minute, tout ce qu’ils vont réussir à faire, c’est à enrichir ces putain de Bill Gates et de Steve Jobs. Cette merde d’ordinateurs va se casser la gueule d’ici à 1995, tous les experts sont d’accord, et les gens qui ont investi là-dedans ? Des putains de Lénine, qui vont se jeter de la falaise dans ce putain d’océan.

— Rien que des putains de Lénine, avait acquiescé Eddie en s’allongeant sur le toit encore chaud, pour qu’Henry ne puisse pas voir qu’il perdait complètement pied. Il voyait des milliards de petits bonshommes en train de trottiner vers ces hautes falaises, tous vêtus de shorts rouges et de petites baskets blanches, comme les M & M’s, dans la pub télé.

— Oui, mais je regrette de pas être entré dans l’affaire Microsoft en 1982, avait grommelé Henry. Tu te rends compte que les actions que se vendaient quinze billets, à l’époque, elles sont à trente-cinq, aujourd’hui ? Bon Dieu !

— Des Lénine, avait répondu Eddie d’une voix embrumée, en regardant s’évanouir les couleurs du coucher de soleil. À cette date, il lui restait moins d’un mois à vivre dans ce monde — celui dans lequel Co-op City se trouvait à Brooklyn, et ce, depuis toujours — et Henry avait moins d’un mois à vivre tout court.

— Ouais, avait fait Henry en s’allongeant à côté de lui. Mais, mon pote, je donnerais cher pour retourner en 1982.

QUINZE

À présent, la main toujours dans celle de Tower, il dit :

— Je viens de l’avenir, vous le savez, n’est-ce pas ?

— Je sais que c’est ce que lui il dit, oui.

Tower fit un mouvement de la tête en direction de Roland, puis essaya de retirer sa main de celle d’Eddie. Eddie tint bon.

— Écoutez-moi, Cal. Si vous écoutez ce que je vous dis et que vous agissez en conséquence, vous pourrez gagner l’équivalent de cinq, peut-être dix fois la valeur de votre terrain vague, sur le marché de l’immobilier.

— De belles paroles, de la part d’un homme qui ne porte même pas de chaussettes, fit Tower, en essayant une nouvelle fois de libérer sa main.

Une fois de plus, Eddie ne lâcha pas prise. Il se dit qu’autrefois il n’aurait sans doute pas été capable de faire une chose pareille, mais ses mains étaient devenues plus fortes, à présent. De même que sa volonté.

— De belles paroles de la part d’un homme qui a vu l’avenir, corrigea-t-il. Et l’avenir, c’est les ordinateurs, Cal. L’avenir, c’est Microsoft. Vous vous souviendrez de ça ?

— Moi oui, dit Aaron. Microsoft.

— Jamais entendu parler, dit Tower.

— Non, acquiesça Eddie. Je ne crois même pas que ça existe encore. Mais ça va venir, très bientôt, et ça va devenir énorme. Les ordinateurs, OK ? Des ordinateurs pour tous, ou du moins c’était le projet. Ce sera le projet. Le type responsable de tout ça s’appelle Bill Gates. Toujours Bill, pas William.

L’idée lui traversa brièvement l’esprit que, puisque ce monde était différent de celui dans lequel lui et Jake avaient grandi — le monde de Claudia y Inez Bachman, au lieu de Béryl Evans —, peut-être le grand génie de l’informatique ne serait pas Gates. Il pourrait aussi bien s’appeler Harry Cossec. Mais Eddie savait aussi que c’était peu probable. Car ce monde-ci était très proche du sien : mêmes voitures, mêmes grandes marques (Coca et Pepsi, et non pas Nozz-A-La), mêmes têtes sur les billets de banque. Il pensait pouvoir compter sur Bill Gates (et sur Steve Jobs, ça allait de soi) pour se montrer en temps et en heure.

En un sens, il s’en fichait totalement. Sur bien des plans, Calvin Tower était une vraie tête de con. D’un autre côté, Tower avait tenu bon face à Andolini et à Balazar le temps nécessaire. Il s’était accroché à ce terrain vague. Et à présent, Roland avait l’acte de vente dans sa poche. Ils devaient rendre à Tower la monnaie de sa pièce, pour le leur avoir vendu. Ça n’avait rien à voir avec sa sympathie (ou son antipathie) pour le type lui-même, ce qui était sans doute une bonne chose pour ce vieux Cal.

— Ce truc Microsoft, poursuivit Eddie, vous pourrez acheter des actions à quinze dollars pièce, en 1982. En 1987 — date à laquelle je suis parti en congé permanent, pourrait-on dire —, ces actions en vaudront trente-cinq pièces. Ce qui représente un gain de cent pour cent. Un peu plus, même.

— C’est vous qui le dites, dit Tower en réussissant finalement à libérer sa main.

— S’il le dit, trancha Roland, c’est la vérité.

— Grand merci, fit Eddie.

Il se rendit compte qu’il attendait de Tower qu’il risque tout ce qui lui restait sur les conseils d’un junkie, mais il se dit aussi que, dans le cas présent, il pouvait se le permettre.

— Allons-y, suggéra Roland en accompagnant l’ordre d’un mouvement de moulinet avec ses doigts. Si on doit aller voir cet écrivain, c’est maintenant.

Eddie se glissa derrière le volant de la voiture de John Cullum, soudain persuadé qu’il ne reverrait jamais ni Tower ni Aaron Deepneau. À l’exception du Père Callahan, aucun d’eux ne devait les revoir. L’heure des adieux était venue.

— Portez-vous bien, leur dit-il. Bon vent.

— Vous aussi, répondit Deepneau.

— Oui, fit Tower, pour une fois sans la moindre trace d’amertume. Bonne chance à vous deux. Que vos jours soient longs et vos nuits heureuses, enfin, comme vous dites, quoi.

Il y avait juste assez de place pour tourner sans faire demi-tour, et Eddie s’en réjouit — il n’était pas prêt pour la marche arrière, du moins pas encore.

вернуться

10

La légende veut que les lemmings, petits rongeurs des contrées nordiques, se livrent toutes les décennies environ à des « suicides collectifs », se jetant dans la mer depuis le haut des falaises, pour éviter un phénomène de surpopulation au sein de la communauté. Des études ont établi que des « sous-groupes » de lemmings quittaient en réalité la tribu pour aller peupler d’autres territoires. Habitués à traverser les rivières à la nage, ils se jetaient dans l’eau sans mesurer la hauteur des falaises. (N.d.T.)