Puis le visage de l’auteur s’éclaira.
— Je vais vous dire, pourquoi j’essaierais pas de trouver ce manuscrit ? J’ai quatre ou cinq cartons d’histoires foutues, en bas. La Tour Sombre doit dormir dans l’un d’entre eux.
Foutues. Des histoires foutues. Eddie n’aimait pas du tout sa façon de tourner les choses.
— Vous pourriez en lire des passages pendant que je vais chercher mon garçon.
Il sourit, dévoilant de grandes dents tordues.
— Peut-être que quand je rentrerai, vous serez partis et je pourrai me remettre à écrire en pensant que vous n’êtes jamais venus.
Eddie adressa un regard à Roland, qui secoua légèrement la tête. Sur le poêle, la première bulle de café cligna dans l’œil de la cafetière.
— Sai King — commença Eddie.
— Steve.
— Steve, d’accord. Il nous faut régler cette affaire maintenant. Mis à part la question de confiance, nous sommes extrêmement pressés.
— Bien sûr, d’accord, la course contre la montre, dit King, puis il se mit à rire.
Il y avait dans ce rire un côté niais assez charmant. Eddie soupçonna que la bière commençait à faire son effet, et il se demanda si ce type n’était pas un peu poivrot. Impossible d’en être certain, au bout de si peu de temps, mais il présentait certains des signes. Il ne se rappelait pas grand-chose, de ses cours de littérature au lycée, mais il revoyait très bien le prof leur dire qu’il y avait bien une chose que les écrivains appréciaient particulièrement, c’était la bouteille. Hemingway, Faulkner, Fitzgerald. Le type du « Corbeau »[14]. Les écrivains aimaient boire.
— Je ne me moque pas de vous, les gars. En fait, c’est contre ma religion, de me moquer d’hommes armés. C’est juste que c’est exactement le genre de bouquins que j’écris, des personnages toujours en train de courir contre la montre. Vous voulez entendre la première phrase de La Tour Sombre ?
— Bien sûr, si vous vous en souvenez, répondit le jeune homme.
Roland ne dit rien, mais ses yeux brillaient, sous ses sourcils maintenant parsemés de blanc.
— Oh, ça, pour m’en souvenir. C’est sans doute la meilleure première phrase que j’aie écrite.
King repoussa sa bière, puis leva les deux mains, le pouce et l’index courbés, comme s’il dessinait des guillemets dans l’air :
— « L’homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait. » Le reste, c’était peut-être de la poudre aux yeux, mais, mon vieux, ça c’était bon.
Il laissa retomber ses mains et reprit sa bière.
— Pour la quarante-neuvième fois aujourd’hui : est-ce que tout ça est bien réel ?
— L’homme en noir, il s’appelait Walter ? demanda Roland.
La bière de King vacilla et rata sa bouche, et il s’en renversa sur le menton et sur sa chemise propre. Roland hocha la tête, comme si c’était la réponse qu’il attendait.
— Nous refaites pas le coup de l’évanouissement, recommanda Eddie, un peu durement. Une fois a suffi à m’impressionner.
King acquiesça, reprit une gorgée de bière tout en essayant visiblement de se ressaisir. Il jeta un œil à la pendule.
— Messieurs, vous me laisserez vraiment aller chercher mon garçon ?
— Oui, confirma Roland.
— Vous…
King fit une pause, parut réfléchir, puis sourit.
— Vous en jureriez, par votre montre et votre billet ?
Sans sourire, Roland répondit :
— Oui, j’en jurerais.
— OK, alors. La Tour Sombre, version courte à la Reader’s Digest. Rappelez-vous que l’oral n’est pas mon truc. Je vais faire de mon mieux.
Roland écouta ce récit comme si tous les mondes en dépendaient, ce dont il était convaincu. King avait commencé sa version de la vie de Roland par les feux de camp, ce qui ravit le Pistolero, parce qu’ils confirmaient le caractère essentiellement humain de Walter. Puis, d’après King, l’histoire revenait à la rencontre de Roland avec un drôle de fermier du bout du monde, au bord du désert. Brown, de son nom.
Longue vie à vos récoltes, entendit Roland à travers l’écho des ans, Longue vie aux vôtres. Il avait oublié Brown, et son corbeau apprivoisé Zoltan, mais cet inconnu s’en souvenait.
— Ce qui me plaisait, glissa King, c’est que j’avais l’impression que l’histoire allait à reculons. D’un point de vue purement technique, c’était très intéressant. Je commence par vous dans le désert, puis je recule un chouïa, et vous rencontrez Brown et Zoltan. Zoltan, c’était le nom d’un chanteur et guitariste que j’ai connu à l’Université du Maine, au fait. Bref, de la baraque du frontalier, l’histoire se décale encore d’un chouïa, et vous arrivez dans la ville de Tull… du nom d’un groupe de rock…
— Jethro Tull, s’exclama Eddie. Mais bon sang, c’est bien sûr ! Je savais bien que ce nom m’était familier ! Et ZZ Top, Steve ? Vous les connaissez ?
Eddie fixa King, lut l’incompréhension sur son visage et sourit.
— J’imagine que ce n’est pas encore tout à fait leur quand. Ou alors, vous ne les connaissez pas encore.
Roland fit tourner ses doigts en moulinets : On continue, on continue. Et lança à Eddie un regard qui lui intimait de ne plus interrompre King.
— Quoi qu’il en soit, quand Roland arrive à Tull, nouvelle digression pour raconter comment Nort, le mangeur d’herbe, est mort avant de se faire ressusciter par Walter. Vous voyez ce qui m’a tellement plu, pas vrai ? C’est qu’une fois encore, on commence par la fin, et on remonte… — en-l’air.
Roland n’était pas intéressé le moins du monde par l’aspect technique qui fascinait apparemment King. C’était de sa vie qu’on parlait, après tout, de sa vie, et pour lui elle s’était déroulée dans le bon sens. Du moins, jusqu’au moment où il avait atteint le rivage de la Mer Occidentale, et qu’il avait tiré le jeu de ses compagnons de voyage.
Mais Stephen King ne savait rien des portes, semblait-il. Il avait déjà écrit la scène du relais, et la rencontre de Roland avec Jake Chambers. Ainsi que leur traversée sous la montagne. Il avait écrit la trahison de Jake par cet homme à qui il avait donné sa confiance et son amour.
King remarqua la façon qu’avait Roland de placer sa tête, pendant cette partie du récit, et se mit à raconter avec une douceur étrange.
— Pas besoin de prendre un air aussi honteux, monsieur Deschain. Après tout, c’est moi qui vous ai fait faire une chose pareille.
Mais une fois encore, Roland se demanda s’il disait vrai.
King avait aussi écrit la palabre de Roland avec Walter, dans le golgotha poussiéreux et jonché d’ossements, la prédiction du Tarot et la terrible vision de Roland, cette sensation de traverser la voûte de l’univers. Il avait écrit le réveil de Roland après cette longue nuit de bonne aventure, pour se retrouver beaucoup plus âgé, et Walter réduit à un tas d’os. Pour finir, leur dit King, il avait fait avancer Roland jusqu’au bord de l’eau, et l’avait assis là.
— Et là, vous avez dit : « Je t’aimais, Jake. »
Roland hocha la tête et commenta d’un ton neutre :
— Je l’aime toujours.
— Vous parlez comme s’il existait vraiment.
Roland lui adressa un regard impassible.
— Est-ce que moi j’existe ? Et vous ?
King ne répondit rien.
— Et alors, que s’est-il passé ? demanda Eddie.
14
Edgar Allan Poe, romancier et nouvelliste américain (1809–1849), auteur, entre autres, de « La Chute de la Maison Usher » et « Le Masque de la Mort Rouge ». King a fait plusieurs fois référence à cet auteur dans ce volume. (N.d.T.)