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— Bouge-toi de là, Abdoul, tu bloques tout le carrefour !

Jake n’y prêta aucune attention. Il était dans une rage absolue. Cette fois-ci, il abattit les deux poings sur le capot, comme « Ratso » Rizzo dans Macadam Cowboy[19]BONG ! « vous avez failli renverser mon ami, espèce de connard, est-ce que vous avez seulement REGARDÉ — « BONG ! » — Où VOUS ALLIEZ ? »

Avant qu’il ne cogne une nouvelle fois le capot — ce qu’il avait visiblement l’intention de faire jusqu’à épuisement — le conducteur le saisit par le poignet droit.

— Arrête ça, espèce de voyou ! s’écria-t-il, scandalisé, d’une voix étrangement haut perchée. Je te dis d’…

Jake recula, se libérant de l’emprise du chauffeur de taxi. Puis, en un mouvement d’une fluidité telle que Callahan ne put le suivre du regard, le gosse dégaina le Ruger du croc de débardeur accroché sous son aisselle et le pointa sous le nez du conducteur.

— Vous me dites quoi ? vociféra Jake. Vous me dites quoi ? Que vous conduisiez trop vite et que vous avez failli écraser mon ami ? Que vous voulez pas mourir en pleine rue avec un trou dans la tête ? Vous dites QUOI ?

Une femme sur l’autre trottoir aperçut l’arme, ou bien ressentit la pulsion meurtrière dans les cris de Jake. Elle se mit à hurler et partit en courant. Plusieurs autres curieux suivirent son exemple. D’autres s’agglutinèrent au bord du trottoir, sentant l’odeur du sang. À peine croyable, l’un d’eux — un jeune homme portant sa casquette à l’envers — s’écria même : « Vas-y, gamin ! Atomise-moi ce vendeur de chameaux ! »

Les yeux agrandis par la peur, le chauffeur recula de deux pas. Il leva les mains à hauteur des épaules.

— Ne me tue pas, mon garçon ! Je t’en prie !

— Alors demandez pardon ! tonna Jake. Si vous voulez vivre, implorez mon pardon ! Et le sien ! Et le sien !

Jake était d’une pâleur cadavérique, à l’exception de deux taches minuscules, rouge vif, sur les pommettes. Ses yeux humides paraissaient immenses. Ce que Don Callahan vit le plus clairement, c’est le tremblement qui secouait le barillet du Ruger.

— Demandez pardon d’avoir conduit aussi mal, espèce d’enfoiré d’inconscient ! Tout de suite ! Tout de suite !

Ote se mit à gémir, et dit :

— Ake !

Jake baissa les yeux vers lui. C’est l’occasion que saisit le chauffeur de plonger sur l’arme. Callahan lui envoya un uppercut tout à fait honorable, qui l’étala de tout son long devant sa voiture, faisant rouler son fez sur le sol. Le conducteur derrière la voiture avait la voie libre des deux côtés, mais préféra continuer d’appuyer sur son klaxon en braillant : « Bouge-toi, mon pote, bouge-toi ! » De l’autre côté de la 2e Avenue, certains spectateurs se mirent à applaudir comme s’ils suivaient un match à Madison Square Garden, et Callahan pensa : Mais qu’est-ce que c’est que cette maison de fous ? Est-ce que c’était déjà comme ça de mon temps, et j’ai oublié, ou est-ce que je le découvre tout juste ?

Le prêcheur de rue, un homme à barbe et longue chevelure blanche qui lui tombait aux épaules, était à présent aux côtés de Jake, et quand ce dernier fit mine de lever de nouveau le Ruger, l’homme lui posa une main douce et patiente sur le poignet.

— Rengaine-le, mon garçon. Planque-moi ça, pour l’amour de Dieu.

Jake le regarda, et vit ce qui avait frappé Susannah, peu de temps auparavant : un homme qui ressemblait à s’y méprendre à Henchick des Manni. Jake replaça l’arme dans son croc de débardeur, puis se baissa et prit Ote dans ses bras. Le bafouilleux poussa un gémissement, tendit son long cou vers le jeune garçon et se mit à lui lécher la joue.

Pendant ce temps, Callahan avait pris le chauffeur par le bras, et le reconduisait à sa monture. Il fouilla dans sa poche et lui glissa dans la paume un billet de dix dollars, qui représentait à peu près la moitié de la somme qu’ils avaient réussi à réunir pour leur petit safari.

— Terminé, dit-il au chauffeur, d’une voix qu’il espérait apaisante. Pas de mal, pas d’offense, vous reprenez votre route, il reprend la sienne…

Puis, se tournant vers le klaxonneur fou derrière le taxi, il hurla :

— Il marche, ce klaxon, espèce de barjot, alors pourquoi tu essaierais pas les phares, ça nous ferait des vacances ?

— Ce petit salaud m’a pointé une arme sous le nez, dit-il en se palpant le crâne, à la recherche de son fez.

— C’est un faux, répondit doucement Callahan. Le genre qu’on trouve en kit, il ne pourrait même pas tirer des plombs. Je vous assur…

— Hé, mon vieux ! l’interpella le prêcheur.

Quand le chauffeur de taxi regarda dans sa direction, il vit que le vieil homme tenait à la main son fez rouge délavé. Il le replaça sur sa tête, et sembla dès lors plus enclin à se montrer raisonnable. Plus enclin encore quand Callahan lui glissa le billet de dix dans la main.

Le type derrière était au volant d’une antiquité, une Lincoln datant de Mathusalem. Il s’était remis au concert de klaxon…

— Si tu venais plutôt goûter un coup de manivelle, monsieur Le Singe ! brailla le chauffeur de taxi, et Callahan faillit bien éclater de rire.

Il se dirigea vers le type en Lincoln. Quand le taxi fit mine de se joindre à lui, Callahan lui posa les mains sur les épaules pour l’arrêter.

— Laissez-moi faire, je suis un homme d’Église. Calmer le loup dans la bergerie, c’est mon métier.

Le prêcheur se joignit à eux juste à temps pour entendre la dernière réplique. Jake s’était mis à l’écart. Il se tenait à côté de la camionnette du prêcheur, à vérifier qu’Ote n’était pas blessé aux pattes.

— Mon frère ! lança le prêcheur à l’intention de Callahan. Puis-je vous demander votre obédience ? Votre, je dirais, alléluia, votre vision du Tout-puissant ?

— Je suis catholique, répondit Callahan. De ce fait, pour moi le Tout-puissant est plutôt un gars.

Le prêcheur lui tendit une grande pogne noueuse. Il s’ensuivit exactement le genre de poignée de main à laquelle s’attendait Callahan — fervente, à deux doigts du broiement de phalanges. La modulation de la voix de cet homme, combinée à son fort accent du Sud, rappela à Callahan Foghorn Leghorn[20] dans un dessin animé de la Warner Bros.

— Je m’appelle Earl Harrigan, dit le prêcheur sans s’arrêter pour autant de secouer les doigts de Callahan. Église de la Sainte Bombe Divine, Brooklyn et Amérique. C’est un plaisir de vous rencontrer, mon père.

— Je suis en quelque sorte en préretraite, le corrigea Callahan. Si vous voulez me donner un surnom, appelez-moi Père. Ou juste Don. Don Callahan.

— Gloire à Jésus, Père Don !

Callahan soupira et dut bien se résoudre au « Père Don ». Il alla jusqu’à la Lincoln. Le chauffeur de taxi, pendant ce temps, fila après avoir allumé son voyant FIN DE SERVICE.

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19

Film réalisé en 1969 par John Schlesinger. « Ratso » Rizzo y est interprété par Dustin Hoffman. (N.d.T.)

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20

Personnage de fouine à la voix nasillarde. (N.d.T.)