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Au coin de Lex et de la 60e, Jake indiqua du doigt un coin de trottoir jonché de mégots de cigarettes.

— C’est là qu’il était, dit-il. L’homme à la guitare.

Il se baissa, ramassa l’un des mégots et le garda dans sa paume pendant quelques secondes. Puis il hocha la tête, sourit d’un sourire sans joie et réajusta la bandoulière sur son épaule. Les Orizas tintèrent doucement à l’intérieur du sac de jonc. À l’arrière du taxi, Jake les avait comptés, et il n’avait pas été surpris d’en trouver dix-neuf tout rond.

— Pas étonnant qu’elle se soit arrêtée, dit Jake en laissant tomber le mégot et en s’essuyant la main sur sa chemise. Et soudain il se mit à chanter, à voix basse mais parfaitement juste : « I am a man… of constant sorrow… I’ve seen trouble… all my days… I’m bound to ride… that Northern railroad… Perhaps I’ll take… the very next train[21]. »

Déjà bien à cran, Callahan sentit ses nerfs se tendre un peu plus. Bien sûr, il avait reconnu la chanson. Sauf que quand Susannah l’avait chantée ce soir-là, au Pavillon — ce même soir où Roland avait gagné le cœur des habitants de La Calla en dansant le commala le plus endiablé qu’ils eussent jamais vu —, elle avait dit « maid », à la place de « man »[22].

— Elle lui a donné de l’argent, fit Jake, comme en rêve. Et elle a dit…

Il se tenait debout, la tête baissée, se mordant la lèvre, très concentré. Ote le regardait, captivé. Callahan ne l’interrompit pas. Il venait de comprendre une chose : lui et Jake allaient mourir au Cochon du Sud. Ils tomberaient au combat, mais c’est bien là-bas qu’ils mourraient.

Et il se dit aussi que ce n’était pas si terrible, de mourir. La perte du garçon allait briser le cœur de Roland… pourtant il continuerait. Tant que la Tour Sombre resterait debout, Roland continuerait.

Jake releva les yeux.

— Elle a dit : « Souvenez-vous de la lutte. »

— Susannah ?

— Oui. Elle est passée devant. Mia l’a laissée faire. Et cette chanson a ému Mia. Elle a pleuré.

— Tu dis vrai ?

— Je dis vrai. Mia, fille de personne, mère d’un seul. Et pendant que Mia était distraite… les yeux aveuglés par les larmes…

Jake observa les alentours. Ote en fit autant en même temps que lui, ne cherchant visiblement rien de précis, mais imitant son maître adoré. Callahan se remémorait cette nuit au Pavillon. Les lumières. Cette façon qu’avait eue Ote de se tenir sur ses pattes arrière pour saluer les folken. Susannah, qui chantait. Les lumières. La danse, Roland qui dansait le commala au milieu des lumières, les lumières colorées. Roland qui dansait dans le blanc. Toujours Roland. Et à la fin, après que tous les autres seraient tombés dans ces embuscades sanglantes, il resterait Roland.

Je peux vivre avec ça, se dit Callahan. Et mourir, aussi.

— Elle a laissé quelque chose, mais ça a disparu ! dit Jake d’une voix pleine de détresse, où affleuraient les larmes. Quelqu’un a dû le trouver… ou peut-être que le guitariste l’a vue le laisser tomber et l’a ramassé… Putain de ville ! Tout le monde vole tout le monde ! Ah, merde !

— Laisse, va.

Jake leva son visage pâle, fatigué et apeuré vers Callahan.

— Elle nous a laissé quelque chose, et on en a besoin ! Vous ne comprenez donc pas combien nos chances sont minimes ?

— Si. Et si tu veux faire machine arrière, Jake, c’est le moment ou jamais.

Le garçon secoua la tête sans aucun doute et sans l’ombre d’une hésitation, et Callahan se sentit furieusement fier de lui.

— Allons-y, Père.

DIX-SEPT

Ils firent un nouvel arrêt au coin de Lex et de la 61e. Jake tendit le bras. Callahan vit l’auvent vert de l’autre côté de la rue et acquiesça. Dessus était imprimé un porc de bande dessinée arborant un sourire d’extase, alors qu’il avait déjà viré au rouge vif et qu’il fumait de toutes parts. LE COCHON DU SUD était inscrit sur le rabat du store. Garées à la queue leu leu en face du bâtiment, cinq longues limousines attendaient sagement, leurs phares jaunes diffusant une lueur légèrement ouatée dans la pénombre. Pour la première fois, Callahan se rendit compte qu’un voile de brume remontait l’avenue.

— Tenez, fit Jake en lui tendant le Ruger.

Le garçon fouilla dans ses poches et en ressortit deux pleines poignées de cartouches. Elles brillaient d’un éclat mat dans la lumière orange et pénétrante des réverbères.

— Mettez-les toutes dans votre poche de chemise, Père. Elles seront plus faciles à attraper, vous voyez ?

Callahan acquiesça.

— Vous vous êtes déjà servi d’une arme à feu ?

— Non. Tu as déjà lancé un de ces plats ?

Les lèvres de Jake dessinèrent un large sourire.

— Avec Benny Slightman, on a balancé quelques-uns des plats d’entraînement, un soir. On a fait un match, au bord du fleuve. Il n’était pas très bon, mais…

— Laisse-moi deviner : toi, si.

Jake haussa les épaules, puis opina du chef. Il n’avait pas de mots pour décrire la satisfaction qu’il avait ressentie, avec ces plats dans la main. Une satisfaction parfaite et sauvage. Mais c’était peut-être naturel. Susannah aussi avait rapidement pris le pli, et était devenue une excellente lanceuse d’Orizas. Ce que le Père Callahan avait pu constater de ses yeux.

— D’accord. Quel est notre plan ? demanda Callahan.

À présent qu’il était résolu à mener toute cette histoire à son terme, c’est bien volontiers qu’il laissait le commandement au garçon. Après tout, c’était Jake, le pistolero.

Le garçon secoua la tête.

— On n’en a pas. Pas vraiment. J’y vais le premier. Vous entrez juste derrière moi. Une fois qu’on a passé la porte, on se sépare. Il faut qu’il y ait trois mètres entre nous, chaque fois qu’on pourra, Père — vous comprenez ? Pour que, peu importe combien ils sont et comment ils sont disposés, aucun d’eux ne puisse nous avoir tous les deux d’une seule balle.

C’était là l’enseignement de Roland, et Callahan le reconnut pour ce qu’il était. Il hocha la tête.

— Je pourrai la suivre grâce au shining, et Ote pourra me seconder grâce à son flair. Suivez-nous. Tirez sur tout ce qui doit être descendu, et sans hésiter, vous comprenez ?

— Si fait.

— Si vous tuez quelque chose qui a l’air d’avoir une arme utilisable, prenez-la. Si vous pouvez l’attraper dans le mouvement, bien sûr. Il ne faut pas qu’on s’arrête. Il faut qu’on les devance, toujours. Il faut qu’on soit impitoyables. Vous savez hurler ?

Callahan y réfléchit, puis acquiesça.

— Alors criez-leur dessus. J’en ferai autant. Et j’avancerai tout le temps. Peut-être en courant, mais plutôt en marchant vite, sans doute. Faites en sorte qu’à chaque fois que je tourne la tête sur ma droite, je voie votre profil.

— Tu le verras, dit Callahan, en pensant : Jusqu’à ce que l’un d’eux me descende, bien entendu. Et une fois qu’on l’aura sortie de là, Jake, est-ce que je serai un pistolero ?

Jake eut un sourire vorace, tous ses doutes, toutes ses peurs semblaient derrière lui.

— Khef, ka, et ka-tet. Regardez, c’est passé au vert. Allons-y.

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21

Littéralement : « Je suis un homme / au chagrin éternel / j’ai eu des ennuis / toute ma vie / je suis condamné à voyager / à bord de ce train vers le nord / peut-être que je prendrai le prochain. » (N.d.T.)

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22

Littéralement : « jeune fille » à la place d’« homme ». (N.d.T.)