Le mestre et le sire de Cormartel échangèrent un coup d’oeil. « Je dois faire partir un mot pour Pyk, et sans tarder, reprit le second. Je souhaiterais avoir votre avis, Tifs-Trempes. Quelle en sera la teneur, hommage ou mise au défi ? »
Aeron se tirailla la barbe en réfléchissant. J’ai vu l’orage, et il porte le nom d’Euron le Choucas. « Pour l’instant, ne dépêchez que du silence, conseilla-t-il finalement. La question m’oblige à me recueillir en priant pour y voir plus clair.
— Priez tant qu’il vous plaira, repartit le mestre, la loi n’en demeure pas moins ce qu’elle est. Theon est l’héritier légitime, et Asha vient juste après lui.
— Silence ! rugit Aeron. Vous autres, mestres à la chaîne au cou, les Fer-nés ne vous ont déjà que bien trop longtemps entendus jacasser sur les contrées vertes et leurs lois. Il est temps que nous nous remettions à écouter la mer. Il est temps que nous écoutions la voix de notre dieu. » Sa propre voix retentissait avec tant de puissance et d’intensité dans cette grand-salle enfumée que ni le mestre ni Gorold Bonfrère en personne n’osèrent aventurer l’ombre d’une réplique. Le dieu Noyé est avec moi, songea le prophète. Voilà qu’il m’a montré la voie.
Bonfrère eut beau lui faire miroiter toutes les aises du château pour passer la nuit, il déclina l’invite. Il couchait rarement sous un toit semblable, et jamais aussi loin de la mer. « Mes aises, j’en ferai l’expérience en dessous des vagues, au sein des demeures liquides du dieu Noyé. Nous sommes nés pour souffrir, et de manière à puiser des forces dans nos souffrances, éventuellement. Mon unique requête est un cheval frais qui me transporte à Pebbleton. »
Son hôte se complut à lui donner cette satisfaction. Et il chargea également son fils Greydon d’escorter le prêtre afin de lui montrer l’itinéraire le plus court au travers des collines pour gagner le bord de la mer. Une heure les séparait encore du jour lorsqu’ils se mirent en chemin, mais leurs montures étaient aussi sûres de pied que robustes et devaient leur permettre d’aller bon train, malgré les ténèbres. Après avoir fermé les yeux et dit une prière silencieuse, Aeron ne tarda plus guère à commencer à somnoler en selle.
Le bruit lui parvint feutré, un couinement de gonds rouillés. « Urri », marmonna-t-il, et il se réveilla, tenaillé par la peur. Il n’y a pas de gonds, ici, pas de porte, pas d’Urri. Une volée de hache avait emporté la moitié de la main d’Urri tandis qu’il jouait, âgé de quatorze ans, à la danse du doigt, ses père et frères aînés étant quant à eux partis guerroyer. La troisième épouse de lord Quellon, une Piper de Château-Rosières, était une fille à grosse poitrine flasque et à prunelles de biche marron. Laquelle, au lieu de se conformer à l’Antique Voie en traitant la plaie par le feu et par l’eau de mer, avait confié le blessé à son mestre de contrée verte, qui jurait ses grands dieux qu’il se faisait fort de recoudre les doigts manquants. Opération qu’il réalisa effectivement, non sans recourir par la suite à des potions, des emplâtres et des herbes, mais la gangrène gagna la main, Urri se mit à grelotter, dévoré de fièvre, et, lorsque le mestre finit par se résoudre à lui scier le bras, il était trop tard.
Lord Quellon ne revint jamais de sa dernière expédition ; dans son infinie bonté, le dieu Noyé lui accorda de périr en mer. Et c’est en détenteur du titre que Balon regagna les îles, avec ses frères Euron et Victarion. Sitôt informé de la funeste aventure d’Urri, il s’empara d’un tranchoir de cuisine, amputa le mestre de trois de ses doigts, puis intima l’ordre à la Piper d’épouse de feu son père de les recoudre à la main mutilée. Herbes, emplâtres et potions réussirent aussi bien au mestre que précédemment à Urri : il mourut délirant comme un fou furieux, et la troisième lady Quellon ne fut pas longue à le suivre, car il s’était écoulé assez peu de jours quand la sage-femme lui arracha des entrailles une fille mort-née. A la satisfaction profonde d’Aeron ; n’était-ce pas sa propre hache qui avait massacré la main d’Urri, pendant qu’ils s’amusaient ensemble à danser la danse du doigt, comme le font volontiers frères et copains ?
Le ressouvenir des années consécutives à la mort d’Urri persistait à l’emplir de honte. Il avait eu beau se qualifier d’homme à seize ans, qu’était-il d’autre alors, en vérité, qu’un sac à vin pourvu de jambes ? Il se plaisait à chanter, il se plaisait à danser (mais pas la danse du doigt, elle, plus jamais), il se plaisait à blaguer, caqueter, persifler, singer. Il jouait de la cornemuse, il jonglait, il montait des tas de chevaux et parvenait à picoler plus sec que tous les Botley, tous les Wynch et même qu’une bonne moitié des Harloi. Chaque être recevant un don spécifique du dieu Noyé, même lui possédait le sien ; nul homme au monde ne pouvait pisser plus longtemps ni plus loin qu’Aeron Greyjoy, et il en administrait la preuve à tous les banquets. Un jour, il paria son boutre tout neuf contre un troupeau de chèvres qu’il réussirait à souffler la flambée de l’âtre avec pour unique instrument sa queue. L’exploit lui permit de se bâfrer de chèvre une année durant, et il baptisa Typhon d’or son navire, au mât duquel Balon menaça toutefois de le faire pendre lorsqu’il apprit de quelle sorte de bélier son frère se proposait d’en surmonter la proue.
En fin de compte, Le Typhon d’or avait coulé corps et biens au large de Belle Ile, coupé en deux, lors la première rébellion Greyjoy, par La Fureur, une monstrueuse galère de guerre, le jour où Stannis Baratheon était arrivé à refermer sa nasse sur Victarion et à écraser la flotte de Fer. Et cependant, le dieu Noyé n’en avait pas encore fini avec Aeron, qu’il charria jusqu’au rivage, fit capturer par des pêcheurs puis, dûment enchaîné, traîner jusqu’à Port-Lannis et, finalement, condamna à passer le restant de la guerre dans les entrailles de Castral Roc et à y prouver la capacité des seiches à pisser plus longtemps et plus loin que les lions, les sangliers ou les poulets.
Cet homme-là n’est plus. A la suite de sa noyade, Aeron était rené de la mer en prophète personnel du dieu. Aucun mortel ne pouvait désormais l’effrayer, non plus qu’aucune espèce de ténèbres. Ni ces ossements de l’âme, les souvenirs. Le bruit d’une porte qui s’ouvre, le couinement de gonds de fer rouilles. Euron est revenu. Cela n’avait pas d’importance. Il était, lui, le fameux Tifs-Trempes, le prêtre bien-aimé du dieu.
« Est-ce que tout cela va déboucher sur une guerre ? demanda Greydon Bonfrère, alors que le soleil commençait à illuminer les collines. Sur une guerre frère contre frère ?
— Si telle est la volonté du dieu Noyé. Aucun sans-dieu ne saurait occuper le trône de Grès. » Le Choucas se battra, sûr et certain, ça. Et ce n’est pas une femme qui pourrait le vaincre, fût-elle même Asha ; les femmes étaient faites pour livrer leurs propres batailles sur le terrain de l’accouchement. Quant à Theon, si tant était qu’il fût encore en vie, tout aussi nul et non avenu ; risettes et bouderies, ce garçon-là, pas mieux. A Winterfell, il avait prouvé sa valeur, toutes choses égales, mais le Choucas n’avait rien d’un mioche paralysé. Les ponts du bateau d’Euron n’étaient peints en rouge que pour mieux masquer le sang qui les imbibait. Victarion. Le roi doit être Victarion, sans quoi l’orage aura notre peau à tous.
Le soleil était bel et bien levé quand Greydon quitta le prêtre pour aller colporter la nouvelle de la mort de Balon parmi ses cousins des tours fortifiées de la Fouillade, Pique-Corneille et Lac-au-cadavre. Aeron poursuivit donc seul sa route par monts et par vaux le long d’un sentier qui tendait à s’élargir au fur et à mesure qu’on se rapprochait de la mer et à devenir de plus en plus passant. Il fit halte pour y prêcher dans chacun des villages qu’il traversait, ainsi que dans les cours des moindres hobereaux. « Nous sommes nés de la mer, et c’est à la mer que nous retournons tous », dit-il à ses auditeurs. Sa voix était aussi tonitruante que la houle et aussi profonde que l’océan. « Dans sa fureur, le dieu des Tornades a arraché Balon de sa forteresse pour le précipiter dans l’abîme, et mon frère festoie maintenant sous les vagues au sein des demeures liquides du dieu Noyé. » Et, là-dessus, de brandir ses mains. « Balon est mort ! Le roi est mort ! Mais un nouveau roi va venir ! Car ce qui est mort ne saurait mourir mais se lève à nouveau, plus dur à la peine et plus vigoureux ! Un roi va se lever ! »