« J’ai donné l’ordre aux cuisiniers d’apprêter un festin pour ce soir, dit Arianne, avec tous vos plats favoris.
— Je crains de ne pouvoir leur rendre pleine justice. » Il promena lentement son regard tout autour de la cour. « Je ne vois pas Tyerne.
— Elle demande un entretien privé. Je l’ai envoyée dans la salle du Trône attendre votre venue. »
Son père exhala un soupir. « Très bien. Capitaine ? Plus tôt j’en aurai terminé, plus tôt j’aurai le loisir de me reposer. »
Hotah l’emporta jusqu’en haut de l’interminable escalier de pierre qui, dans la tour du Soleil, aboutissait finalement à l’immense rotonde sise sous la coupole. Les derniers feux de l’après-midi se déversaient là par d’épaisses verrières multicolores qui endiamantaient la pâleur du marbre de mille diaprures. Le troisième Aspic des Sables s’y trouvait, effectivement.
Elle était assise en tailleur sur un coussin, au pied de l’estrade surélevée qu’occupaient les trônes, mais elle se dressa vivement à leur entrée, moulée dans une robe de samit bleu pâle à manches en dentelle de Myr qui la faisait paraître aussi candide que la Jouvencelle en personne. L’une de ses mains tenait l’ouvrage de broderie auquel elle était en train de travailler, l’autre une paire d’aiguilles en or. D’or était également sa chevelure, et le bleu profond de ses yeux évoquait deux lacs, mais non sans rappeler bizarrement au capitaine les yeux de son père, aussi noirs pourtant que la nuit. Toutes les filles du prince Oberyn ont hérité de ses yeux vipérins, s’avisa-t-il soudainement, la couleur n’y change strictement rien.
« Oncle, dit Tyerne Sand, j’étais impatiente de vous voir.
— Capitaine, veuillez m’installer sur mon siège. »
Il y en avait deux sur l’estrade, quasiment jumeaux, à ce détail près qu’une incrustation d’or figurait la lance de la maison Martell sur le dossier surélevé de l’un, tandis que flamboyait sur celui de l’autre le soleil Rhoynien qui avait jadis, lors de son arrivée à Dorne, flotté aux mâts de la flotte de Nyméria. C’est dans le premier qu’Areo Hotah déposa le prince avant de se retirer à l’écart.
« Avez-vous mal à ce point ? » Lady Tyerne parlait d’une voix pleine de sollicitude, et sa mine était aussi douce que fraises d’été. Elle avait eu pour mère une septa, et l’air d’innocence qui la nimbait paraissait presque appartenir à un autre monde. « Serait-il en mon pouvoir de faire quoi que ce soit pour vous soulager ?
— Dis ce que tu voulais dire, et laisse-moi me reposer. Je suis fatigué, Tyerne.
— J’ai fait ceci pour vous, Oncle. » Elle déploya l’ouvrage de broderie qu’elle avait entrepris. Il représentait son père, le prince Oberyn, monté sur un destrier des sables, armé de rouge de pied en cap et souriant. « Je le termine, et il est tout de suite à vous, pour vous aider à vous souvenir de lui.
— Je ne suis pas vraiment homme à l’oublier.
— C’est réconfortant à savoir. Bien des gens persistent à se le demander.
— Lord Tywin nous a promis la tête de la Montagne.
— C’est tellement aimable à lui… Mais le preux ser Gregor mérite mieux que de finir par l’épée d’un bourreau. Nous avons si longtemps réclamé sa mort dans nos prières, il n’est que justice qu’il la réclame dans les siennes aussi. Je connais le poison dont s’est servi mon père, et il n’en est pas de plus lent ni de plus torturant. Il se pourrait que d’ici peu nous entendions même les hurlements du blessé retentir jusqu’à Lancehélion. »
Le prince Doran soupira. « Obara m’adjure en faveur de la guerre. Nym se satisfera de l’assassinat. Et toi ?
— La guerre m’ira, répondit Tyerne, mais pas la guerre de ma sœur. Comme c’est chez eux que les Dorniens se battent le mieux, je dis, moi, aiguisons nos piques et attendons. Quand les Lannister et les Tyrell viendront fondre sur nous, nous les saignerons dans les cols et les ensevelirons sous les tempêtes de sable, ainsi que nous l’avons déjà fait cent fois.
— A condition qu’ils viennent fondre sur nous.
— Oh, mais force leur sera de le faire, sous peine de voir le royaume déchiré une fois de plus, comme il l’était avant que nous n’épousions les dragons. Père me l’avait expressément dit. Il trouvait que nous devions rendre grâces au Lutin de nous avoir envoyé la princesse Myrcella. Elle est si mignonne, vous ne trouvez pas ? J’aimerais bien avoir des boucles comme les siennes. On l’a faite pour être reine, exactement comme sa mère. » Des fossettes s’épanouirent sur les joues de Tyerne. « Ce serait un honneur pour moi que d’apprêter le mariage, ainsi que de veiller à la confection des couronnes. Trystan et Myrcella sont d’une telle ingénuité… Je me suis dit que de l’or blanc, peut-être, avec des émeraudes, pour aller avec les yeux de Myrcella. Oh, des perles et des diamants feraient aussi bien l’affaire, du moment que ces chers enfants seraient unis et couronnés. Dès lors, il ne nous reste plus qu’à proclamer tout simplement la petite Myrcella Première du nom, reine des Andals, de Rhoynar et des Premiers Hommes, et légitime héritière des Sept Couronnes de Westeros… puis qu’à attendre la venue des lions.
— L’héritière légitime ? » Le prince émit un reniflement lourd de scepticisme.
« Elle est plus âgée que son Tommen de frère, expliqua Tyerne, du ton qu’elle aurait pris pour s’adresser à un demeuré. Selon la loi, le Trône de Fer aurait dû lui échoir.
— Selon la loi dornienne.
— Lorsque le bon roi Daeron prit la princesse Moriah pour épouse et nous intégra à son royaume, il fut convenu que la loi dornienne continuerait de régir Dorne à jamais. Et Myrcella se trouve bel et bien à Dorne, en l’occurrence.
— En effet. » Le ton était récalcitrant. « Laisse-moi réfléchir à cet aspect des choses. »
Tyerne se fit rageuse. « Vous réfléchissez trop, Oncle.
— Ah bon ?
— Père le disait.
— Oberyn réfléchissait trop peu.
— Il est de certaines gens qui ne réfléchissent que parce qu’ils ont la frousse d’agir.
— Il existe une différence entre la frousse et la circonspection.
— Oh, il me faudra prier de ne jamais vous voir effrayé, Oncle. Vous risqueriez d’en omettre de respirer. » Elle leva une main…
… Et le capitaine fit sonner le marbre sous la hampe de sa hallebarde. « Vous vous oubliez, madame. Veuillez avoir l’obligeance de vous éloigner un peu de l’estrade.
— Je n’avais aucune mâle intention, capitaine. Je chéris mon oncle comme je sais qu’il chérissait mon père. » Elle mit un genou en terre devant le prince. « J’ai dit tout ce que j’étais venue dire, Oncle. Daignez me pardonner si je vous ai offensé, mon cœur se brise en mille morceaux. Bénéficié-je encore de votre affection ?
— Toujours.
— Alors, accordez-moi votre bénédiction, et je quitterai la place. »
Doran hésita l’ombre d’une seconde avant de placer sa main sur la tête de sa nièce. « Sois courageuse, mon enfant.
— Hé ! Le moyen de ne pas l’être ? Je suis sa fille. »
Elle n’avait pas plus tôt pris congé que ce petit rondouillard de Caleotte se précipita vers l’estrade. « Mon prince, elle n’aurait pas… Là, laissez-moi regarder votre main. » Il en examina la paume en premier, puis la retourna délicatement pour flairer le dessus des doigts. « Non, bon. Voilà une bonne chose. Il n’y a pas d’éraflures, ainsi… »
Doran Martell retira sa main. « Mestre, si cela ne vous ennuie pas trop, me serait-il permis d’avoir du lait de pavot ? Trois gouttes suffiront.