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Iza vit Brun s’approcher d’elle, l’air mécontent. Elle se leva prestement et alla aider à servir le repas. Une fois sa décision prise, Brun avait chassé de ses pensées cette étrange enfant, mais voilà qu’il se reprenait à douter de l’opportunité de sa présence parmi le clan. Alors qu’il était de règle de s’abstenir de regarder ce que les autres disaient, il ne put éviter de remarquer les commentaires de son clan. L’étonnement de ses compagnons à le voir accepter la présence de la fillette le conduisit à s’interroger lui aussi. Il se mit à redouter un redoublement de la colère des esprits. Il s’apprêtait à aller trouver la guérisseuse quand Creb, qui avait deviné son intention, l’arrêta.

— Que se passe-t-il, Brun ? Tu as l’air préoccupé.

— Iza doit abandonner l’enfant ici même, Mog-ur. Elle ne fait pas partie du Clan. Les esprits n’apprécieront pas sa présence parmi nous pendant que nous cherchons une nouvelle caverne. Je n’aurais jamais dû permettre à Iza de l’emmener.

— Mais non, rétorqua Mog-ur. La bonté n’a jamais irrité les esprits protecteurs. Tu connais Iza, elle ne supporte pas de voir une souffrance sans intervenir. Ne crois-tu pas que les esprits aussi la connaissent bien ? S’ils n’avaient pas voulu qu’elle soigne l’enfant, ils ne l’auraient pas mise sur son chemin. Il y a sûrement une raison à cela. Il se peut très bien que la petite meure, Brun, mais si Ursus veut l’appeler dans le monde des esprits, laissons-lui l’entière décision. Ce n’est pas le moment d’intervenir. Elle mourra à coup sûr si nous l’abandonnons.

Brun n’était pas convaincu. Quelque chose chez cette enfant le troublait. Cependant, par déférence envers Mog-ur, il acquiesça.

Après le repas, Creb demeura perdu dans un silence contemplatif, en attendant que tout le monde ait terminé de manger pour commencer la cérémonie nocturne, pendant qu’Iza lui préparait une couche pour dormir. Mog-ur avait interdit aux hommes et aux femmes de dormir ensemble tant qu’ils n’auraient pas trouvé une nouvelle caverne, afin que les hommes consacrent leur énergie à la célébration des rites et donnent à tous le sentiment qu’aucun effort n’était épargné pour les rapprocher du but.

Cette interdiction ne dérangeait guère Iza dont le compagnon avait péri dans l’éboulement. Elle avait manifesté un chagrin convenable lors de ses funérailles – le contraire eût été néfaste – mais elle n’était pas vraiment affligée de sa disparition. La cruauté et les exigences du défunt n’étaient un secret pour personne. Il n’y avait jamais eu la moindre tendresse entre eux. Elle ignorait le parti que Brun lui réservait à présent. Il faudrait bien que quelqu’un subvienne à ses besoins et à ceux de l’enfant qu’elle portait en elle, mais tout ce qu’elle espérait, c’était de pouvoir continuer à préparer les repas de Creb.

Il avait toujours partagé leur feu. Iza savait qu’il n’avait pas plus qu’elle-même apprécié son compagnon disparu, bien qu’il ne se fût jamais mêlé de leurs problèmes personnels. Elle avait toujours considéré comme un bonheur de cuisiner pour Mog-ur, mais surtout elle s’était prise pour son frère d’une affection comme beaucoup de femmes rêvent d’en éprouver pour le compagnon de leur vie.

La condition de son frère attristait parfois Iza. Il aurait pu prendre une compagne s’il l’avait voulu, mais elle savait qu’en dépit de ses pouvoirs magiques et de son rang élevé dans le clan, aucune femme ne regardait jamais son corps difforme et son visage balafré sans une répulsion dont il était lui-même parfaitement conscient. Voilà pourquoi il n’avait jamais voulu prendre de compagne et maintenait le sexe féminin à distance. Cette attitude réservée ajoutait encore à sa stature. Tout le monde, les hommes y compris, à l’exception toutefois de Brun, redoutait Mog-ur et lui témoignait un respect craintif. Tout le monde, sauf Iza qui, dès sa naissance, avait appris à connaître sa bonté et sa sensibilité. Mais c’était là un aspect de sa personnalité qu’il dévoilait rarement.

Or c’était bien cette bonté que le grand Mog-ur manifestait en cet instant. Au lieu de méditer sur la cérémonie nocturne, il pensait à la petite fille. Le peuple auquel elle appartenait avait toujours excité sa curiosité, mais le clan évitait dans la mesure du possible de se mêler aux Autres, et Mog-ur n’avait jamais eu l’occasion d’examiner un de leurs enfants. Il soupçonnait le tremblement de terre d’être responsable du triste sort de la fillette ; mais il s’étonnait toutefois que les Autres se soient trouvés si proches, eux qui séjournaient d’habitude beaucoup plus au nord.

Creb se releva à l’aide de son bâton, tandis que les hommes commençaient à quitter le campement pour se livrer aux préparatifs de la cérémonie nocturne. Ce rite était l’apanage des hommes, de même que leur devoir. S’il arrivait de temps à autre que les femmes fussent autorisées à participer à la vie religieuse du clan, cette cérémonie-là leur était absolument interdite. Il n’était pas de plus grand malheur que l’intrusion d’une femme dans les rites secrets des hommes, car elle n’attirerait pas seulement le mauvais sort sur le clan mais en chasserait les esprits protecteurs. Le clan entier en mourrait.

Mais il n’y avait aucun danger de ce côté-là. Jamais une femme n’aurait osé s’aventurer trop près du lieu consacré aux rites. Elles considéraient plutôt le déroulement des cérémonies comme un instant de détente, une interruption pendant laquelle elles se trouvaient déchargées du poids des exigences constantes des hommes, surtout en ces temps difficiles où ils étaient nerveux et toujours présents. Normalement, à cette époque de l’année, ils s’absentaient pour de grandes expéditions de chasse. Si les femmes se désolaient tout autant qu’eux de n’avoir pas encore trouvé une nouvelle caverne, elles n’y pouvaient pas grand-chose. Brun décidait seul de la direction à suivre, sans leur demander un avis qu’elles auraient été d’ailleurs bien incapables de lui donner.

Les femmes s’en remettaient entièrement aux hommes pour le commandement du clan, les responsabilités à assumer, les décisions à prendre. Le clan, dont la structure avait fort peu évolué en près de cent mille ans, était désormais réfractaire à tout changement, et certaines habitudes, fruits d’adaptations successives au milieu, se trouvaient à présent génétiquement ancrées. Les hommes comme les femmes acceptaient leurs rôles sans opposer la moindre résistance. Ils étaient tout aussi incapables de chercher à modifier la nature de leurs rapports que de transformer la structure de leur cerveau.

Après le départ des hommes, les femmes firent cercle autour d’Ebra, en espérant qu’Iza se joindrait à elles et satisferait enfin leur curiosité. Mais la guérisseuse, fatiguée, préféra rester auprès de la fillette. Elle s’allongea à ses côtés et s’enveloppa avec elle dans la fourrure, puis regarda longuement l’enfant endormie à la lueur du feu déclinant.

Étrange petite chose, pensa-t-elle. Plutôt laide d’une certaine façon. Son visage parait si plat avec ce front haut et bombé et ce petit bout de nez. Et quel drôle d’os saillant sous la bouche. Je me demande quel peut être son âge ? Plus petite que je ne l’ai d’abord pensé. Sa taille m’a trompée. Elle est si maigre que je sens tous ses os. Pauvre bébé, depuis combien de temps erres-tu sans manger ? Iza entoura le corps frêle d’un bras protecteur. La femme qui avait souvent soigné et guéri de jeunes animaux blessés ne pouvait faire moins pour la petite créature humaine, si frêle, si vulnérable qu’elle en avait le cœur serré.

Mog-ur se tenait à l’écart pendant que chaque homme prenait place derrière l’une des pierres disposées en un petit cercle à l’intérieur d’un cercle plus grand délimité par des torches. Ils se trouvaient en terrain dégagé loin du campement. Quand tous les hommes furent assis, le sorcier attendit encore un peu puis il pénétra dans le cercle, tenant enflammée une petite torche de plantes aromatiques.