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— Dans toute ma vie, je n’ai connu qu’un homme à qui j’appliquerais ce terme.

— Vous me battez, alors, dit Bina.

— Moi aussi, ajoute Landsman à qui manque Mendel Shpilman, comme s’ils avaient été les meilleurs amis depuis de nombreuses années. Je regrette beaucoup de le dire.

— Vous savez ce que les gens racontent ? lance Zimbalist. Ces génies au milieu desquels je vis ? Ils disent que Mendel va revenir. Que tout ce qui se passe était écrit. Quand ils arriveront à Jérusalem, Mendel sera là pour les attendre. Prêt à diriger Israël…

Les larmes ruissellent sur les joues creuses du mayven des frontières. Au bout d’un moment, Bina sort un mouchoir propre et bien repassé de son sac. Zimbalist l’accepte, le contemple un instant. Puis il souffle une grande tékiah cuivrée par le shofar de son nez.

— J’aimerais bien le revoir, je l’avoue, dit-il.

Bina remet sa besace à l’épaule, où celle-ci retourne à sa mission de la tirer vers le bas.

— Rassemblez vos affaires, monsieur Zimbalist.

L’air effaré, le vieil homme gonfle les lèvres comme pour essayer d’allumer un cigare invisible. Il prend un lacet de cuir posé sur son bureau, y fait un nœud et le repose, puis le reprend et le dénoue.

— Mes affaires, répète-t-il enfin. Êtes-vous en train de me dire que je suis en état d’arrestation ?

— Non, répond Bina. Mais j’aimerais que vous nous suiviez afin que nous puissions continuer notre discussion. Vous souhaitez peut-être appeler votre avocat ?

— Mon avocat, répète-t-il encore.

— Moi, je crois que vous avez sorti Alter Litvak de sa chambre d’hôtel. Je crois que vous vous êtes occupé de lui. Vous l’avez mis au frais, vous l’avez peut-être tué. J’aimerais savoir la vérité.

— Vous n’avez aucune preuve, objecte Zimbalist, ce ne sont que des hypothèses.

— Si, elle dispose d’une petite preuve, dit Landsman.

— D’environ un mètre de long, précise Bina. Peut-on pendre un homme avec un mètre de corde, monsieur Zimbalist ?

Ayant retrouvé son calme et son aplomb, le mayven secoue la tête, mi-irrité, mi-amusé.

— Vous perdez votre temps et me faites perdre le mien, déclare-t-il. J’ai énormément de travail. Et vous, de votre propre aveu, avec vos théories, vous n’avez toujours pas découvert l’identité du meurtrier de Mendel. Alors, sauf tout le respect que je vous dois, pourquoi ne me laissez-vous pas tranquille pour vous occuper de cela ? D’accord ? Revenez quand vous aurez attrapé le supposé vrai meurtrier, et je vous dirai ce que je sais de Litvak, ce qui pour le moment, à propos, se réduit officiellement et sempiternellement à rien.

— Ça ne marche pas comme ça, objecte Landsman.

— D’accord ?, dit Bina.

— D’accord ! maugrée Zimbalist.

Landsman consulte Bina du regard.

— D’accord ?

— Nous coinçons celui qui a tué Mendel Shpilman, dit Bina, vous nous donnez des informations. Des informations utiles sur la disparition de Litvak. S’il est encore vivant, vous nous livrez Litvak.

— Marché conclu, dit le mayven des frontières.

Il tend sa main droite, toute en lentigos et en phalanges. Bina la serre.

Abasourdi, Landsman se lève et serre à son tour la main du mayven des frontières. Puis il sort du magasin sur les talons de Bina et se retrouve dans le jour déclinant. Son choc s’accroît quand il s’aperçoit que Bina pleure. À la différence des larmes de Zimbalist, les siennes sont de rage.

— Je n’arrive pas à croire que j’ai fait ça, marmonne-t-elle, utilisant un mouchoir en papier tiré de sa besace sans fond. C’est le genre de truc que tu fais, toi.

— Les gens que je connais n’arrêtent pas d’avoir ce problème, dit Landsman. Ils se mettent soudain à agir comme moi.

— Nous sommes des fonctionnaires de police, nous faisons respecter la loi.

— Le peuple du Livre, ironise Landsman. En quelque sorte.

— Je t’emmerde !

— Veux-tu qu’on retourne l’arrêter ? propose-t-il. On peut le faire. Nous avons le câble du souterrain. Nous pouvons le mettre en garde à vue, commencer par là.

Elle répond non de la tête. Depuis la carte de son archipel, l’étudiant les regarde fixement en remontant la culotte de son pantalon de serge noire et n’en perd pas une miette. Landsman décide qu’il vaut mieux emmener Bina loin d’ici et la conduit vers la Super Sport, puis il contourne le véhicule et se glisse au volant.

— La loi, répète-t-elle. Je ne sais même plus de quelle loi je parle. Bon, j’ai inventé cette histoire de toutes pièces.

— J’aime beaucoup cette nouvelle Bina dingue, désorientée et tout, déclare Landsman. Mais j’ai le sentiment que je dois souligner que nous ne disposons d’aucune piste sérieuse dans l’affaire Shpilman. D’aucun témoin, d’aucun suspect.

— Eh bien, merde alors ! Vous avez intérêt à me trouver un suspect, toi et ton coéquipier, hein ?

— Oui, madame.

— Allons-y !

Il met le contact, embraie.

— Attends, dit-elle. Qu’est-ce que c’est que ça ?

De l’autre côté de la platz, un énorme 4 × 4 s’arrête du côté est de la maison du rebbè. Deux Rudashevsky mettent pied à terre. L’un fait le tour du véhicule pour ouvrir le hayon arrière. L’autre attend au bas du perron latéral, les mains mollement nouées dans le dos. Un moment plus tard, deux autres Rudashevsky sortent de la maison, trimbalant plusieurs centaines de mètres cubes de ce qui se révèle être des bagages français couverts d’inscriptions à la main. En vitesse et au mépris des lois de la géométrie des solides, les quatre Rudashevsky réussissent à faire entrer toutes les malles et tous les sacs à l’arrière du 4 × 4.

Une fois leur exploit accompli, un gros morceau de la maison elle-même se détache net pour leur tomber dans les bras, vêtu d’un somptueux manteau d’alpaga couleur fauve. Le rebbè verbover ne lève pas une fois les yeux sur le monde qu’il a reconstruit et qu’il abandonne aujourd’hui, il ne regarde pas en arrière. Il laisse les Rudashevsky pratiquer leur origami quantique sur sa personne en le pliant, lui et ses cannes, sur la banquette arrière du 4 × 4. Le Yid se contente d’ajouter son bagage à main et de suivre le mouvement.

Cinquante-cinq secondes plus tard, un second 4 × 4 s’arrête à son tour ; on aide deux femmes en robe longue, la tête couverte, à monter à l’arrière avec leur agglomération de bagages et leur ribambelle d’enfants. Pendant les onze minutes suivantes, l’opération se répète avec mères de famille, enfants et quatre autres 4 × 4.

— J’espère qu’ils ont un très gros avion, dit Landsman.

— Je ne l’ai pas vue, elle, remarque Bina. Tu l’as vue ?

— Je ne pense pas. Je n’ai pas vu Grosse Shprintzl non plus.

Une demi-seconde plus tard, le shoyfer de Bina sonne.

— Gelbfish, oui. Nous avons fait des miracles. Oui, je comprends. – Elle referme son portable avec un bruit sec. – Va te garer à l’arrière de la maison, dit-elle. Elle a repéré ta voiture.

Landsman faufile la Super Sport dans une étroite ruelle pour accéder à la cour située derrière la demeure du rebbè. En dehors de la voiture, il n’y a rien qui aurait été déplacé un siècle plus tôt : dalles de pierre, murs de stuc, fenêtres à petits carreaux, une longue galerie à colombage. Les dalles sont lisses, et de l’eau dégoutte d’une rangée de bruyères en pot qui pendent sous la galerie.

— Elle sort ?

Bina ne répond pas. Au bout d’un moment, une porte en bois bleue s’ouvre dans une aile basse de la grande maison à étage. L’aile forme un angle oblique avec le corps de bâtiment et s’affaisse avec un réalisme pittoresque. La tête et le visage enveloppés d’un long voile extra-fin, Batsheva Shpilman est encore plus ou moins en tenue de deuil. Sans franchir l’espace d’environ deux mètres cinquante qui la sépare de la voiture, elle reste postée sur le seuil, avec la fidèle et imposante silhouette de Shprintzl Rudashevsky qui se profile dans la pénombre derrière elle.