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Les ultimes recommandations lui furent prodiguées en dessous de la fenêtre, grande ouverte sur la nuit.

— N’oublie pas : tu agis à coups de baisers. Autre chose : si tu profères un seul mot, je serai le premier à te dénoncer, et on te coupe le cou. Je vais faire le guet sous la fenêtre. Je ne suis pas la vieille nourrice, ne compte pas sur moi pour m’endormir. Allez, grimpe sur mon dos.

Les talons du malheureux se détachèrent du sol, prirent appui sur les épaules de Nig, remontèrent vers la fenêtre pour enfin retomber bruyamment sur le plancher de la chambre. Un cri de femme se fit entendre, suivi de chuchotements précipités. Dressé sur la pointe des pieds, l’oreille collée au mur, Nig écoutait avidement. Le chuchotement féminin adopta le mode indigné, pour remonter sur des notes aiguës et interrogatives, mais personne ne répondit. Suivit un bref silence, des récriminations mêlées de sanglots. Puis un silence un peu plus prolongé. Et soudain, un baiser assourdi, à peine audible. Nig ôta son chapeau et se signa. Les baisers se faisaient plus intelligibles et plus nombreux. Nig se boucha les oreilles avec les mains tout en passant la langue sur ses lèvres desséchées.

D’abord, ce fut la sacoche qui tomba dans un léger tintement. Ensuite, il vit les talons d’Ing qui cherchaient désespérément dans le vide. Nig leur offrit ses épaules et l’instant d’après ils allaient, rasant les murs, en direction de la poterne où les attendait un chargement bien humain qu’ils avaient déposé là auparavant : Gni.

Gni et le sac de pièces d’or avaient laissé intra muros la moitié de leur poids, si bien que les fuyards n’eurent pas trop à peiner sous le faix. Dès avant le jour, ils arrivèrent à une cabane perdue dans la forêt où quelques rondelles d’or leur assurèrent une relative sécurité ainsi que le repos. Nig commença par échanger une grimace éloquente avec l’hôtesse rubiconde ; on se mit en devoir de retaper Gni en le bourrant de mangeaille comme on bourre une paillasse. Quant à Ing, celui de tous qui avait le plus travaillé, il ne fut pas possible de le faire taire et prendre du repos : lancée à toute allure, sa langue refusait de se lover paisiblement dans la bouche, tant il est vrai que le silence est un sujet inépuisable de bavardage.

Mais à mesure que les trois reprenaient des forces, une quatrième en faisait autant : la discussion. À l’évocation des événements récents, chacun prétendait en tirer une glose à son avantage ; les opinions sont comme les clous, plus fort on les martèle, et plus profondément on les enfonce. Après que chacune des trois bouches eut été pour un temps séparée l’une des baisers, l’autre des paroles, la troisième de la nourriture, aucune des trois têtes ne voulut renoncer à ce qui était son sens et que la souffrance avait, comme un clou, enfoncé jusqu’à la tête. Dans la forêt déserte seul répondait l’écho, alors on résolut d’aller de l’avant.

— Mais pour nous, chers trouveurs d’idées, le temps est venu de rebrousser chemin. Car à partir de cet endroit, l’itinéraire n’est plus tracé qu’en pointillé ; l’enchaînement des rencontres peut être prolongé ou abrégé, le sujet de la controverse itinérante souffre un libre développement ; il a beau se dérouler du départ à l’arrivée, comme la corde d’un lasso, une seule chose importe : le lancer jusqu’à son extrémité fuyante et le capturer dans le nœud coulant. À mon avis, le dénouement devrait, grosso modo, être le suivant.

Guidés par leur dispute, les trois vont leur chemin jusqu’à ce que la mer leur fasse obstacle. Ils suivent la frange de la côte et arrivent dans un port où les vaisseaux accostent et d’où ils appareillent. Mais c’est le calme plat, pas la moindre risée, les voiles pendent piteusement, et la controverse, pour poursuivre ses pérégrinations, doit attendre le vent favorable.

Une dizaine de pièces sonnaient encore dans le sac d’Ing. Ils entrèrent donc dans une gargote. Lorsque le vin eut délié les langues, Ing apostropha les matelots, de robustes gaillards tannés par le sel, qui avaient été ses compagnons de bouteille.

— D’après vous, quel sens la bouche peut-elle avoir ? Et il leur proposa de choisir entre les trois réponses. Les hommes se grattaient le chef en se regardant fort embarrassés.

— Pourquoi ? Est-ce que ces trois différents… sens, ne pourraient pas se loger dans une seule bouche ? suggéra enfin l’un des matelots qui guignait avec quelque méfiance du côté des étrangers.

Avec un sourire condescendant, Ing se mit en devoir de l’éclairer.

— Il y a sens et sens. Les causes, dit Duns Scot, peuvent être pleines ou exhaustives, et incomplètes… Disons vides pour faire plus simple. Prenez ces trois bouteilles : deux vides et une pleine. Tu les vois ?

— Oui, admit le gars, le front plissé sous l’effort intellectuel.

— Très bien. Place-les devant un voyant et dis-lui de choisir. Il va sans dire qu’il tendra la main vers celle qui est pleine de vin. C’est bien ça ?

— C’est bien ça, fit le gars en écho, et la sueur perla à son front.

— Et maintenant, ferme les yeux.

Le matelot s’exécuta, et Ing changea les bouteilles de place, promptement et sans bruit.

— Prends-en une. Vite.

Le gars tendit la main et empoigna le col d’une bouteille vide. Un rire énorme salua son geste. Les yeux plongés dans les yeux contrits du marin, Ing conclut :

— C’est pareil avec le sens. Les gens sont aveugles et c’est pour cela qu’ils n’ont qu’un sens vide. Et rares sont ceux qui ne boivent pas dans une bouteille vide.

Un silence respectueux s’installa jusqu’à ce que le plus vieux des matelots dise, avec un grand soupir consterné :

— Nous sommes des gens simples et sans instruction, nous serions bien en peine de répondre à vos questions. Mais les vents soufflent dans tous les azimuts. Le calme plat cessera et j’emmènerai un fret de poisson salé ; sur le rivage d’en face je l’échangerai contre du raisin de Smyrne et des pistaches. Venez avec moi, peut-être qu’on vous échangera aussi vos questions contre des réponses…

Entre-temps, l’aurore avait lavé de lumière les vitres noires. Les trois amis payèrent leur écot et sortirent. Non loin de la porte, une femme était assise, adossant au mur son corps décharné. Ses joues étaient peintes aux couleurs du levant, mais personne n’avait eu recours à ses services pour cette nuit-là, et seule la froidure du petit matin, quoique n’ayant rien payé, insinuait ses doigts glacés sous les haillons de la ribaude.

— Elle grelotte, la pauvre, dit Nig. Mais la passion n’y est pour rien. Qu’attend-elle ?

— Tes baisers, répondit Ing en lui envoyant son coude dans les côtes. Le chancre qu’elle a aux lèvres n’attend que toi.

— Ah non. Dis-lui plutôt quelques mots réconfortants.

Ing, compatissant, se pencha sur la femme.

— Ma fille. Qui n’a pas connu la pourriture sur terre, au ciel ne s’épanouira point.

Gni ne le laissa pas terminer son homélie. L’écartant d’une ruade, il s’approcha de la créature transie, fouilla dans sa poche sans souffler mot, en tira un quignon de pain qu’il fourra dans la bouche de la malheureuse. Les mains osseuses de la femme se saisirent du pain et le poussèrent avec hâte entre les dents qui avaient subitement réappris à mâcher.

— Dis-moi, mon enfant – Gni souriait en observant le travail des mâchoires – n’est-il pas vrai que le Seigneur a fait un trou au milieu du visage non pour débiter de belles phrases ou pour coller de stupides baisers, mais pour que l’homme, par son intermédiaire, connaisse les joies de la nourriture ?

Un long moment, le morceau de pain empêcha la femme de répondre. Enfin, les trois amis entendirent :

— Je ne sais vraiment pas. Dans notre métier, qui ne donne pas de baisers ne mange pas ; ce n’est pas moi que vous devez interroger. Suivez ce sentier le long de la côte, il vous conduira à une grotte. Elle n’est pas vide, vous y trouverez un sage, un ermite ; lui, il sait tout, c’est d’ailleurs pour cela qu’il a tout quitté.