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— Pourquoi pas, sourit Zez en rapprochant son fauteuil du narrateur. Plongez.

Tev renversa la tête, comme s’il faisait un effort de mémoire : du plafond, des reflets violets glissèrent sur ses joues gonflées comme des bulles.

— Cette idée a commencé à s’agiter en moi il y a bien des années. J’étais alors plus disponible et plus curieux, j’éprouvais encore l’attirance des espaces et je voyageais beaucoup. Voici comment les choses se sont passées. Au cours d’un de mes séjours à Venise, me promenant dans les calle et les vicoletti chauffés à blanc par le soleil de midi, j’ai obliqué, pour satisfaire un besoin naturel, vers un de ces aménagements de marbre qui sortent là-bas de chaque mur ou presque et qui dégagent une forte odeur d’ammoniaque. Autour de la rigole d’évacuation, le mur était constellé d’adresses de vénérologues. Un peu à l’écart, sous une croix noire, un avis carré et net, séparé du monde et de la pègre ammoniaquée par un mince cadre noir et ses lettres compassées, noires sur blanc, questionnaient : «  N’avez-vous pas oublié de prier pour les cent mille qui vont mourir aujourd’hui ? »

Ce n’était pas grand-chose, juste une donnée statistique brute, captée habilement par le carré noir et qui était un rappel poli, mais seulement un rappel.

Je n’ai pas prié pour les cent mille âmes appelées à mourir, mais lorsque je suis sorti de l’ombre du mur et me suis retrouvé en plein soleil, des milliers et des milliers d’agonies m’ont caché la lumière du jour ; les milliers de gens qui devaient périr aujourd’hui m’ont entouré, des milliers de soleils ont été engloutis par les ténèbres. J’ai vu d’innombrables visages devenir cireux et effilés, des yeux blancs exorbités. La pourriture douceâtre, s’infiltrant dans les narines et dans le cerveau ne me laissait ni penser ni vivre ; j’en étais transpercé quasi physiquement. Je me suis installé devant une table de restaurant, on m’a mis un couvert et au même instant je les ai vus, ils étaient des milliers sur les tables, les bouches affaissées, refroidissant lentement, impuissants et terrifiants, exclus de l’aujourd’hui et chassés vers le jamais. Je n’ai pas goûté au potage qui tiédissait et ma pensée s’épuisait en efforts fébriles pour échapper au maudit carré noir. C’est alors que mon thème est venu à mon secours. Il a déferlé en moi d’un seul coup. Empoigné par lui, je me suis levé d’un mouvement mécanique, j’ai réglé mon addition…

À ce moment, le bruit d’un fauteuil brutalement repoussé a fait tourner la tête au narrateur et à tous les autres. J’ai été surpris de voir Rar sortir du cercle des trouveurs d’idées ; il tenait à la main la clef qui se trouvait l’instant d’avant, sur la cheminée.

— Je m’en vais, a-t-il annoncé.

La clef claqua dans la serrure, la porte rebondit contre le seuil, et le bruit des pas de Rar fut arrêté net par le coup sourd du portail qui, en bas, se refermait.

Nous nous sommes tous regardés avec perplexité.

— Qu’est-ce qui lui arrive ? Pos s’est levé, comme s’il avait l’intention de courir après Rar.

— Je vous rappelle à l’ordre – c’était la voix sèche de Zez –, asseyez-vous. Ou plutôt, puisque vous êtes debout, refermez la porte. C’est à Tev de poursuivre.

— Non. Tev a terminé, coupa celui-ci en gonflant ses joues de colère.

— Parce qu’il y en a un qui est parti ?

— Non, mais parce qu’avec lui, c’est l’autre, le thème, qui est parti.

— Vous tenez sans doute à dépasser Rar en matière d’extravagance. Soit. Admettons que la séance est levée. Mais convenons du programme de samedi prochain. C’est le tour de Pos. Je suggère qu’il saute du tremplin installé par Tev. Vous m’entendez, Pos ? Qu’il s’imagine au pied du mur, devant le papier au liseré noir, qu’il s’imagine supportant des myriades d’agonies, à l’instar de Tev, après quoi, je lui souhaite de bondir du noir sur le blanc.

Pos écarta de son front une mèche rebelle.

— Ce sera fait. Plus encore, pour prendre mon élan du tremplin, comme vous dites, je vais utiliser le premier thème de la réunion d’aujourd’hui. Ce sera comme une course en sac. Mais j’ai une semaine devant moi. Espérons que ça me suffira pour arriver au but.

V I

À mesure que passaient les jours qui me rapprochaient du samedi suivant, je m’embrouillais toujours davantage dans mes hypothèses et mes suppositions. Comment devais-je comprendre le «  je m’en vais » de Rar ? Était-ce simplement une manifestation dirigée contre Tev ou une protestation beaucoup plus forte et visant beaucoup plus loin ? Peut-être était-ce une ferme résolution, peut-être aussi un caprice passager ; de qui voulait-il se tenir à distance, des cent mille ou des six ? Le visage pâle refermé sur lui-même, le pas mal assuré qui s’estompait au loin me sont revenus en mémoire. Peut-être avait-il besoin de mon aide ? Et je ne me demandais plus s’il fallait ou non que j’y aille. Au surplus, la séduction des samedis, la force d’attraction des rayonnages vides, la tentation noire des livres absents commençaient, selon toute apparence, à agir sur moi.

Le jour et l’heure venus, j’arrivai au Club des tueurs de lettres. Au-dessus de la neige piétinée tremblaient les premières tiédeurs du printemps, et les stalactites de glace suspendues aux toits criblaient le pavé de leurs larmes sonores. Lorsque la porte me livra passage dans la chambre des réunions, la première chose que je vis fut le fauteuil vide de Rar. Tous étaient venus sauf lui.

Comme toujours, la clef claqua une fois puis une autre, isolant du reste du monde la pièce aux rayons vides, et je ressentis un coup bref et chaud qui m’atteignait au cerveau.

Pos dont c’était le tour de parler jetait lui aussi des regards anxieux sur ce fauteuil, veuf d’occupant. Après un signe du président, il se tourna vers le trou noir de la cheminée (le printemps proche l’avait éteinte), fit un effort pour se concentrer et commença.

— Le corps de Marcus Licinius Septus fut découvert sur le seuil du tabularium plongé dans la pénombre ; il gisait, sans vie, au milieu des rouleaux.

Les esclaves du défunt, Manlius et le vieillard boiteux Assidius, déposèrent le corps sur le banc de pierre du tabularium, le revêtirent avec hâte de sa plus belle toge bordée de pourpre, lavèrent le visage et la bouche souillée d’écume, desserrèrent les mâchoires soudées par le spasme de la mort, glissèrent dans la bouche l’obole rituelle et vaquèrent aux préparatifs funèbres.

Deux vieilles pleureuses, alertées par un flair infaillible, étaient déjà suspendues au heurtoir de bronze de l’atrium ; sous le jaillissement et le chuchotis de la fontaine, Assidius marchandait ferme avec les vieillardes aux voix glapissantes dans l’espoir d’économiser quelques sesterces : le défunt n’était pas riche, il fallait donc faire au plus juste.

Sans perdre de temps, Manlius était allé commander les accessoires funéraires et les aromates, engager les porte-flambeaux et prévenir deux ou trois amis du défunt. Marcus Septus vivait chichement, au milieu des papyrus et des tablettes, et fuyait la société de ses semblables. Manlius comptait bien en avoir terminé avant le coucher du soleil.

Mais il n’était pas question de laisser le cadavre sans surveillance : les larves et autres ombres malfaisantes ne manqueraient pas d’en profiter.

— Fabia, Fabia, où es-tu ? Encore à polissonner dans la rue, petite coquine ! Viens ici. Mets-toi sur ce petit banc, aux pieds du maître. Ce n’est pas parce qu’il est tout blanc et qu’il ne bouge pas que tu dois avoir peur. Simplement, le maître est mort. Bon, c’est trop compliqué pour toi. Reste ici et sois sage en attendant qu’Assidius en ait fini avec les vieilles. Moi aussi, je reviens bientôt.