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Âgée de six ans, la petite Fabia avait autre chose à faire ; n’eussent été les injonctions sévères de son père, elle ne serait certainement pas restée dans la pièce sombre ; dehors, au carrefour, le marchand de figues, de raisins secs et de dattes avait installé son éventaire. Rien qu’à le regarder, c’était un vrai plaisir. Tandis que là…

Fabia, recroquevillée sur son petit banc, tendit l’oreille : pas un bruit dans le tabularium, à part une grosse mouche bleue qui bourdonna un peu avant de disparaître. À travers les murs parvenait la voix du marchand : «  À qui mes belles dattes, belles dattes, une obole la ficelle ! Une obole seulement… »

«  Ah, si je pouvais… », le petit cœur battait très fort et Fabia pourlécha ses lèvres purpurines.

Marcus Licinius Septus gisait, l’obole serrée entre ses lèvres déjà durcies ; il écoutait, lui aussi : son ouïe, affinée par la mort, le guidait au-delà des gémissements des pleureuses, des cris du marchand de sucreries, encore plus loin, au-delà de la rumeur de la rue, des discours du cercle terrestre : il discernait clairement le clapotis lointain des rames de Charon et les tristes chuchotements des ombres qui l’appelaient vers les eaux noires de l’Achéron. Septus mort percevait le pas des étoiles sur leurs orbites, et le bruissement des lettres grouillant dans les rouleaux de papyrus qui traînaient par terre, et aussi les méditations de l’Hadès, et les pensées de la petite Fabia, la fille de l’esclave qui le veillait, assise à son chevet. Dans les pupilles vitreuses, à travers le voile embrumé, bleuissaient les yeux de l’enfant aux cils battants, la vie. Et aussitôt les pupilles s’estompèrent derrière un voile de brume.

La rame de Charon clapota tout près.

— Dattes douces, dattes séchées, une obole, rien qu’une obole.

— Ô, souveraine Junon, si je pouvais… chuchota Fabia.

Infligeant à ses muscles presque pétrifiés un terrible et ultime effort, Licinius Septus desserra les dents (sous l’effort, le voile s’épaissit, dissimulant Fabia, les murs de la pièce et tout le cercle terrestre), et l’obole flambant neuve, s’échappant des lèvres atterrit en tintant aux pieds de Fabia stupéfaite. Les jambes ramenées sous la banquette, elle haletait. Le silence régnait. Le maître immobile lui souriait de son visage blanc et diaphane. Fabia tendit la main vers la pièce de monnaie.

Les dattes étaient succulentes. Et Marcus Licinius Septus fut mis en terre sans son obole, personne ne s’en aperçut.

L’heure de Septus était venue. Élevé au-dessus de la terre, il glissait au milieu des ombres gémissantes vers la demeure des morts. Derrière lui : les lamentations et les cris poussés à intervalles réguliers par les pleureuses qui avaient fini par faire affaire avec Assidius ; devant lui : le clapotis des eaux noires de l’Achéron.

Voici la berge. Un bruit de rames. Toujours plus près. Encore plus près. L’esquif racla la rive. Le bruit fit accourir des ombres chancelantes, Septus était du nombre. Charon le nocher planta le pied sur la rive. Les éclairs sanglants laissaient voir son visage ravagé : la mâchoire en galoche, envahie par une barbe blanche hirsute, l’éclat rapace des yeux. D’un geste routinier, de sa main osseuse et tremblante, il palpait les bouches des morts et les oboles s’écoulaient, ruisselet tintinnabulant dans la sacoche du vieillard. Ses doigts se saisirent de la mâchoire de Septus.

— L’obole ? s’enquit le nocher. Où est l’obole pour le passage ?

Septus ne répondait pas. Alors, Charon, d’un coup de rame repoussa la barque chargée d’ombres qui s’éloigna. Septus resta seul sur le rivage désert de la rivière des Morts.

Sur terre, jour et nuit se succédaient. Mais sur les eaux noires de l’Achéron ce n’était que nuit et nuit, nuit et nuit. Sans aube, sans midi, sans crépuscule. Mille fois la barque du nocher accosta, mille fois elle repartit, mais Marcus Septus restait seul, entre la vie et la mort. À chaque fois qu’il entendait le clapotis de l’embarcation, il se rapprochait du bruit des vagues, et chaque fois le cupide Charon lui barrait la route, à lui qui n’avait pas payé son obole. Ainsi errait Septus, le mauvais payeur, au bord des eaux noires : il avait quitté la vie, mais la mort le rejetait.

Aux ombres qui accouraient, il demandait une obole, mais celles-ci, serrant plus fort entre leurs lèvres mortes le tribut de la Terre à l’Hadès, passaient outre. Et les ténèbres se refermaient sur elles. Septus comprit que ses supplications étaient vaines ; se tournant vers la terre, il attendit, année après année, que vienne à l’Achéron celle à qui il avait donné son obole des morts.

Les dattes étaient succulentes, assurément, mais la vie était amère et sans joie. La petite Fabia, la fille de l’esclave, fut vendue quatre fois après la mort de son maître. Lorsqu’elle se fut épanouie en une belle fille aux yeux bleus, ses lèvres furent accablées de baisers, son corps de caresses. Ainsi passa-t-elle de mains en pattes, de pattes en tentacules. Le temps roulait d’une année à l’autre, comme une obole usée tombée à terre. Le dernier acheteur de son corps, le vieux proconsul Caïus Rigidius Priscus, était un maître généreux. Fabia couchait sur un lit de marbre, dans la fumée des cassolettes, au milieu des esclaves maniant des éventails. Mais à trois reprises un rêve étrange et obsédant l’avait visitée : elle voyait les vagues d’une rivière noire, un visage familier et infiniment cher, à la bouche pétrifiée, douloureusement desserrée, et un chuchotement qui l’appelait de loin, de très loin : «  Rends-moi mon obole, mon obole des morts. »

Fabia en avait distribué des poignées aux mendiants et aux temples, mais le songe persistait.

Le proconsul Rigidius trépassa, Fabia faisait partie de l’héritage, parmi d’autres biens. Lorsque les serviteurs de l’héritier vinrent prendre possession d’elle, personne ne répondit derrière le rideau de pourpre.

Ils entrèrent. Fabia, immobile sur le lit de marbre, avait les bras écartés comme pour une étreinte. Force fut donc de biffer de l’inventaire d’héritage l’objet figurant sous le numéro cinq. Le cimetière des suicidés accueillit le cadavre.

Marcus Septus reconnut l’ombre qui s’approchait : elle glissait dans le défilé des morts, la tête rejetée en arrière, ses bras diaphanes écartés comme pour une étreinte. Entre les lèvres livides luisait le cuivre de l’obole. L’embarcation accosta. Septus se plaça sur le chemin de Fabia.

— Tu m’as reconnu ?

— Oui.

— Voilà des années que j’attends, à mi-chemin de la vie et de la mort. Rends-moi l’obole, l’obole des morts. » Alors…

Le récit s’interrompit soudain, comme si on lui eût barré la route.

— Alors, répéta Pos, et ses yeux parcoururent le cercle de ses auditeurs. Qu’auriez-vous fait de cet «  alors », vous, par exemple, Hiz ?

L’étonnement de l’intéressé ne dura pas plus d’une seconde. Braquant au-devant des questions les pointes de son menton et de ses coudes, il se mit à plaquer mot contre mot :

— Votre «  alors » ne nécessite pas de «  quand ». Superflu. Vous avez égaré le thème dans un brouillard mystique où il est plus facile de perdre le commencement que de trouver la fin. Débrouillez-vous. Visiter les rivages de l’Achéron ? Très peu pour moi.

— Et vous, Daj ? s’obstinait Pos. On pouvait se demander s’il plaisantait ou parlait sérieusement.

Les verres ronds s’agitèrent dans toutes les directions :

— Mon cher Pass, je veux dire Pos, pardonnez-moi, voilà comment je m’en serais tiré avec vos ombres : une obole pour deux. C’est tout de même mieux que rien. Ainsi payé, Charon laisse monter et Fabia et Septus dans sa barque. Mais arrivé au milieu de l’Achéron, à égale distance des deux rives, de la vie et de la mort, le divin rapiat leur dit : «  Vous m’avez payé la moitié du trajet. » Et vos héros, menacés par l’aviron de l’infernal nocher sont obligés de débarquer au milieu du fleuve : rejoignant ainsi les grenouilles achéroniennes, divinement coassantes, chantées par Euripide et Aristophane. Ils ne méritent pas mieux.