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Faisant écho à la mutinerie de Guildenstern et Rosencrantz, l’affrontement entre des humains robotisés, leurs inventeurs et leurs détracteurs, prouvera qu’il est impossible de loger de force dans l’homme une vie fabriquée qui lui soit étrangère (pour plus de détails, se rappeler le pays d’origine de l’auteur).

Si le débat de trois personnages au sujet de la véritable vocation de la bouche (causer, manger ou embrasser) est aussi sérieux qu’amusant, le joyau de cet extraordinaire recueil de nouvelles formellement et thématiquement entrelacées reste la dernière histoire : sous l’empire romain, l’enfant d’un esclave utilise l’obole de son maître décédé pour acheter des fruits, condamnant ce dernier à errer sur les eaux noires de l’Achéron jusqu’à ce que…

Jusqu’à ce que Krzyzanowski mette un terme à son odyssée, avec le génie et l’humour qui le caractérisent.

Ceux-là mêmes qui inspirent à un personnage cette profonde réflexion : « Si on décrochait les manteaux du vestiaire pour les installer dans les fauteuils et, qu’à l’inverse, on accrochait les spectateurs aux patères, l’art n’y perdrait absolument rien ».

Voir, 13 au 19 janvier 1994,

par Geneviève Picard

« Réalisme moral »

Les années vingt sont des années de richesse créatrice en Russie/URSS. Entre autres, une littérature fantastique et d’évasion apparente, ou constitue, par sa présence même, une réprobation sociale implicite, ou, carrément, aiguise et renouvelle la critique sociale (jusqu’alors apanage d’un réalisme hérité du XIXe siècle) et plonge le lecteur dans une sorte de réalisme nu, moral. Sigismund Krzyzanowski (1887-1950) appartient à cette littérature.

Entre 1922 et 1924, Krzyzanowski écrit Le Club des tueurs de lettres, Evguéni Zamiatine Nous autres et Alexandre Grine publie Voiles écarlates, Le Monde étincelant, L’Attrapeur de rats. Trois écrivains fantastiques, trois destins littéraires. Zamiatine avec Nous autres (qu’il n’a pu faire éditer) choisit l’exil (1931). Grine meurt réprouvé en Crimée (1932) : ses livres sont retirés des bibliothèques. L’œuvre et le nom de Krzyzanowski ne sont révélés que grâce à la perestroïka : le « dégel » de 1956 les avait négligés.

Le Club des tueurs de lettres est une suite de récits racontés par des personnages dans un temps indéterminé et un lieu indéterminé et clos. Ces récits relèvent délibérément d’un pur imaginaire : le Moyen Âge et la France évoqués dans l’un d’eux n’ont guère d’importance en soi. Il n’y a pas vraiment de héros et les conteurs sont comme les manifestations d’une seule entité. Leurs noms, désincarnés, ne sont que des appellations. On rencontre aussi chez Grine (L’Écuyère des vagues, 1926) ce procédé, mais les noms participent du merveilleux. Ici, ils font plutôt écho au projet d’appauvrissement et de stérilisation de ceux qui les portent.

C’est que le club est une petite société d’écrivains qui ont renoncé à l’écriture et chaque samedi s’exercent au récit oral voué à la disparition. Ils se réunissent dans un lieu isolé, soigneusement fermé, assis sous les rayonnages de bibliothèques vides.

Loin de vouloir construire quelques chose, ou préserver et entretenir quelque forme de recherche secrète, ils entreprennent la destruction systématique et la perte de toute écriture qu’ils auraient pu faire naître.

La finalité négative du club est éclairée par le récit central (« Les ex ») qui donne tout son sens à l’œuvre et à la démarche (qu’on aurait pu croire d’abord ne tenir que du seul goût et de la seule fantaisie d’écrire) de Krzyzanowski. Le thème des « Ex » (l’écrasement de toute individualité par une société de robots) est certainement à rapprocher de Nous autres.

Machines éthiques

Les « Ex » sont le nom de « machines éthiques » qui se substituent aux volontés individuelles et règlent à la fois le mouvement social et les mouvements intérieurs des individus. Le réseau musculaire de ceux-ci, séparé du réseau nerveux, est soumis au contrôle étroit de la « volonté éthique » de gigantesques « innervateurs » sociaux qui produisent pour chacun une même activité mécanique.

Toute la société se voit peu à peu incluse dans le champ d’action des « Ex ». Quant à ceux qui refusent et s’insurgent, leur réseau musculaire une fois coupé de leur psychisme et rattaché aux machines innervantes – la révolte gît au fond d’eux-mêmes, isolée et inopérante. La pensée dissociée du corps est rendue impuissante. Une pensée extérieure s’impose au sujet. Un « système nerveux centralisé et unique » s’établit.

Le but est, bien sûr, d’arriver à une « exification totale de la vie ». On songe à l’État Unique de Nous autres. « Inites » (gouvernants) et « Exons » (gouvernés) constituent les deux seules classes d’une société où vie intérieure et littérature sont proscrites.

Fantastique et moral

Mais voilà qu’un « inite » se met à écrire en secret et que les cerveaux des « exons » fabriquent des substances de défense. Les ratés et les « désinclus » se multiplient. La situation échappe à tout contrôle. Il faut arrêter les machines.

Ainsi, chez Krzyzanowski, on lit l’Histoire. Mais si de telles « machines éthiques » heureusement se détraquent, nous inclinons trop facilement à oublier qu’elles sont toujours à naître.

À travers ce récit central (d’ailleurs moins une histoire racontée qu’un rapport et une étude), l’assemblée des tueurs de lettres se dessine comme une autre réalité de cette société d’« inites » et d’« exons ». Avec aussi ses fissures : un manuscrit est trouvé dans la poche d’un des membres.

Pessimiste en même temps qu’optimiste, Krzyzanowski est l’écrivain d’un réalisme fantastique et moral.

Avec Le Marque-Page et ce livre, les éditions Verdier nous font découvrir une très belle œuvre, tout droit issue du foisonnement intellectuel des années vingt.

La Quinzaine littéraire,

par Christian Mouze,

« De l’impossible assassinat de la littérature »

Le livre, cette foultitude de petites traces noires alignées sur le papier blanc, est à l’idée de ce que le corps est à l’âme. Peut-on les dissocier ? Sept écrivains tentent l’expérience, abandonnant à tout jamais la perspective de voir leur littérature imprimée, et par là même vendue, galvaudée, prostituée. Ils décident de se réunir en un cabinet retiré, dont l’écrit sera proscrit, pour se raconter tour à tour les récits que leur inspirent les thèmes qu’ils se donnent. Récits aussi secrets que les jardins de saint François qui souhaitait, explique Sigismund Krzyzanowski, qu’ils ne fleurissent que pour eux-mêmes, hors de portée de tout regard.

L’auteur laboure là son sillon favori, celui du sens de l’écriture et de l’imaginaire. Déjà, dans Le Marque-Page, on avait remarqué cette inclination de l’auteur à jouer du récit dans le récit. Et si le fantastique rapproche Krzyzanowski de Poe, cette réflexion sur la littérature fait penser à Borgès. Et elle est d’autant plus vertigineuse que rien n’en fut publié du vivant de l’auteur.

Il est vrai qu’elle verse très vite du côté d’une réflexion sur la liberté des personnages ou sur le pouvoir. Ce qui ne pouvait que déplaire aux censeurs soviétiques. Ainsi, l’un des sept jurés imagine-t-il que les rôles inventés par Shakespeare sont doués d’autonomie, dans une sorte de royaume des doubles, qui finit par jeter la confusion sur la séparation entre le réel et l’imaginaire. Un autre décrit une société dominée par une poignée d’individus ayant transformé le reste des humains en quasi-machine. Et dans le petit cercle des tueurs de lettres, la puissance du récit fait déjà des remous, mettant en cause les rapports de pouvoir.