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Félie. – Où vas-tu ? Dans la rue, sans veston ? Tu rêves !

Stern. – Toi ? Oh, Félie, si tu savais !

Félie. – Je sais mon rôle sur le bout des doigts. Mais toi, tu es drôle, tu mélanges tout. Arrête de parler en vers, nous ne sommes pas sur scène.

Stern. – En es-tu bien sûre ?

Félie. – Ne commence pas à m’embrouiller, je t’en prie. S’il y avait des spectateurs, je ne ferais pas ça (elle se hausse sur la pointe des pieds et l’embrasse). Alors, même ça, ça ne te réveille pas ?

Stern. – Chérie…

Félie. – Enfin un mot qui n’est pas dans le texte.

— Là-dessus j’arrête la rengaine amoureuse. Il faut que vous sachiez qu’à l’heure actuelle, Phélie est plus proche de Stern que de Guilden, son rival et sa doublure, qu’elle lui souhaite de triompher dans la lutte pour le rôle. Quoi qu’il en soit, et en anticipant sur le dialogue, j’atteste que, se développant, celui-ci rapproche un pion de l’autre et Stern de Félie. D’où l’indication : ouvrez la parenthèse, un baiser, point, fermez la parenthèse – c’est encore Stern qui reçoit le baiser, cette fois-ci en vrai et non pas à travers son rôle. Et maintenant, regardez légèrement à gauche.

La porte restée entrebâillée s’ouvre toute grande. Sur le seuil : Guilden.

Guilden (avec un sourire hargneux). – Les spectateurs sont de trop. Je me retire.

Bien entendu, les amoureux retiennent Guilden. Une minute de silence gêné.

Guilden (il passe en revue les livres épars). – Je vois que le rôle n’est pas aussi commode que… (un regard du côté de Phélie). «  Shakespeare », «  À propos de Shakespeare ». Mmm… Encore et toujours Shakespeare. Tout à l’heure dans le tramway, un quidam qui avait repéré le rôle qui dépassait de ma poche, m’a apostrophé, voulant m’être agréable : «  Il y en a qui disent que ce Shakespeare n’a même pas existé, et pourtant, il en a laissé, des pièces !… Mais alors, s’il avait vraiment existé, peut-être bien que ces pièces, qui sait… » Et il me regardait d’un air curieux et un peu bête.

Félie rit, Stern reste de marbre.

Stern. – Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?

Guilden. – Rien du tout. Le tramway s’est arrêté et je suis descendu.

Stern. – Vois-tu, Guilden, récemment encore, ta petite histoire m’aurait tout simplement fait rire. Mais maintenant que je me suis débattu pendant près de trois semaines pour exister dans la non-existence, pour rendre vivant un rôle qui n’a pour ainsi dire pas de vie propre, je me méfie de ces «  être » et «  ne pas être ». Entre les deux, il n’y a guère que le «  ou », et c’est à chacun de faire son choix. D’aucuns l’ont déjà fait : les uns luttent pour l’existence, les autres pour la non-existence. Après tout, la ligne de la rampe est semblable à une frontière : pour la franchir, pour pouvoir se trouver de l’autre côté de ses feux, il faut acquitter des droits de douane.

Guilden. – Je ne comprends pas.

Stern. – Ce n’est pas tout que de comprendre. Encore faut-il choisir.

Phélie. – Et toi, tu… ?

Stern. – Oui. J’ai choisi.

Guilden. – Tu es un drôle de type. Si on racontait ça à Taïmer, il rirait bien. Jusqu’à présent, pourtant, notre patron ne se montre pas spécialement gai. Hier, quand tu as, une nouvelle fois, manqué la répétition, il a fait un vrai scandale. Je suis venu pour te prévenir que si tu «  inexistes » encore une fois, Taïmer a menacé de…

Stern. – Je sais. Ça m’est égal. Vois-tu, je n’ai rien à apporter, ou plutôt, je n’ai personne à amener aux répétitions. Tant que le rôle ne viendra pas à moi, tant que je ne l’aurai pas vu comme je te vois là, je n’aurai rien à faire à vos assemblées.

Phélie lance un regard suppliant à Stem, mais celui-ci, comme englouti en lui-même, ne voit ni n’entend rien.

Guilden. – Mais enfin, il faut bien qu’il y ait un regard extérieur, d’abord l’œil du metteur en scène, puis celui du public…

Stern. – Bêtises. Le public… Vois-tu, si on décrochait les manteaux du vestiaire pour les installer dans les fauteuils et, qu’à l’inverse, on accrochait les spectateurs aux patères, l’art n’y perdrait rien. Le metteur en scène, l’œil du metteur en scène, c’est ce que tu as dit, je crois ? eh bien, je le crèverais. À la porte ! Au diable ! Le comédien a besoin du regard de son personnage. Uniquement. Tenez, si en ce moment précis Hamlet en personne se présentait ici et me disait, les yeux dans les yeux : Ne m’en veuillez pas mes amis, mais j’ai du travail en retard. Un jour ou l’autre, de toute façon, je finirai par le faire venir, et alors… Partez.

Guilden. – Dis donc, Félie, tu n’as pas l’impression qu’il nous traite vraiment comme s’il était un prince ? Il ne nous reste qu’à nous en aller. D’autant que la répétition commence dans un quart d’heure.

Phélie. – Stern, mon chéri, viens avec nous.

Stern. – Laissez-moi. Je vous en prie… Pour moi aussi, ça va commencer…

Resté seul, Stern demeure quelque temps immobile, tout comme moi, ici. Puis…

Rar tendit brusquement la main vers le vide obscur des rayonnages, les yeux de l’assistance se tournèrent dans la même direction

puis, il s’empare d’un livre, le premier venu. Je résume le monologue :

Stern. – Donc, essayons. Acte II, scène 2. Si je lui adressais à nouveau la parole ?… (À moi :) Que lisez-vous, mon prince ? – Des mots, des mots, des mots. Oh, s’il nous était donné de savoir quels mots ce livre contenait !… Si seulement… car c’est là que les sens se nouent ! Mais de quoi parlent-ils ? Avec qui ?

En cet instant – le remarquez-vous ? – dans la pénombre crépusculaire, sans bruit sur le pas de la porte, paraît le Rôle ; il reproduit fidèlement, mais comme dans un miroir de mauvaise qualité, l’apparence du comédien. Stern, qui tourne le dos à la porte, ne remarque pas le Rôle jusqu’au moment où celui-ci s’approche de lui et, tendant la main, lui touche l’épaule.

Le Rôle. – Écoutez, vous avez voulu connaître les mots du livre que j’ai coutume de feuilleter, depuis bientôt trois cent vingt ans, à la scène II du second acte. Ma foi, ces mots pourraient vous être cédés, mais pas sans contrepartie, cela va sans dire.

Le fantôme noir s’est glissé sans bruit dans le fauteuil vide qui faisait face à Stern. Le Comédien et le Rôle se dévisagent durant une longue minute.

Stern. – Non. Ce n’est pas ça. Mon Hamlet, je me le représente autrement. Pardonnez-moi, mais vous êtes terne et décati. Je voudrais autre chose.

Le Rôle (flegmatique). – Et pourtant, c’est bel et bien comme ça que vous allez me jouer.

Stern (dévisageant son double avec une intensité douloureuse). – Mais je ne veux pas, comprenez-vous, je ne veux pas être comme vous.

Le Rôle. – Peut-être que moi non plus je ne veux pas être, comme vous. Après tout, je suis simplement poli : on m’appelle, j’arrive. J’arrive et je demande pourquoi.

Les doigts de Rar palpaient l’air comme s’il y voletait une réplique invisible. Au moment même où ils semblaient l’avoir saisie, ils s’ouvrirent. Rar suivit d’un regard attentif le mot envolé.

— C’est là, chers trouveurs d’idées, que je vais essayer d’obturer le premier trou de la flûte. Stern doit se heurter à ce «  pourquoi ». C’est un comédien, c’est-à-dire quelqu’un dont le métier consiste à dire les mots des autres, comment trouverait-il les siens pour expliquer à son reflet sa nature de reflété ? Tout cela me paraît assez simple : tout être tridimensionnel se dédouble deux fois en se reflétant au-dehors et en dedans. Les deux reflets sont faux ; le simulacre froid et plat que nous renvoie le banal miroir de verre est faux parce qu’il n’est pas en trois dimensions, il est plat ; l’autre reflet renvoyé au-dedans, et qui s’insinue dans le cerveau par les nerfs centripètes, ce reflet qui est un ensemble compliqué d’auto-sensations est faux, lui aussi, parce qu’il a plus de trois dimensions.