Выбрать главу

— Taïmer, metteur en scène. Nous n’allons pas lui inventer un physique, il n’a qu’à ressembler à n’importe qui, à moi, par exemple, les amateurs peuvent ainsi juger sur pièces, précisa Rar, souriant à l’assistance.

J’ai été, je pense, le seul à lui renvoyer son sourire ; le cercle des trouveurs d’idées, hermétiquement clos, n’exprima d’aucune façon son avis sur cette histoire.

— Taïmer m’apparaît comme un expérimentateur, un faiseur de calculs opiniâtres, adepte des méthodes de mise en scène ; il a besoin des hommes qu’il insère dans ses schémas, comme le mathématicien a besoin de chiffres ; lorsque le tour de ce chiffre passe, il biffe le signe usé. Voyant maintenant celui qu’il prend pour Stern, Taïmer n’est pas surpris, ni même fâché.

Taïmer. – Ah, vous voilà. Mais le rôle est parti. Trop tard. C’est Guilden qui joue Hamlet.

Burbage. – Vous faites erreur, c’est le comédien qui est parti, non le rôle. À votre service.

Taïmer. – Je ne vous reconnais pas, Stern. Vous avez toujours, semble-t-il, évité de jouer, notamment de jouer avec les mots. Soit. Deux acteurs par rôle ? D’accord. Voyez plutôt : je prends un rôle et je le déchire en deux. Ce n’est pas difficile, il suffit de déterminer à l’avance la ligne de déchirure. Au fond, Hamlet c’est le combat du oui et du non. Ils feront office de centrosomes, ceux qui divisent la cellule en deux cellules nouvelles. On essaye : qu’on apporte deux manteaux, un blanc et un noir. (Il annote promptement les brochures des rôles, il en donne une à Burbage, avec le manteau blanc, et l’autre à Guilden, avec le manteau noir.) Acte III, scène 1. Préparez-vous. Un, deux, trois, le rideau se lève.

Hamlet I

(Manteau blanc)

Hamlet II

(Manteau noir)

— Être

— Ou ne pas être, voilà la question.

— Que vaut-il mieux ?

— Qu’est-ce qui est plus noble ?

— Souffrir les foudres et les flèches de l’adversité ? Oh, non.

— Ou s’opposer à l’océan des maux. Y faire face en combattant ?

— Mourir

— Non, seulement dormir.

— Pas davantage ?

— Oui, et savoir que ce sommeil mettra un terme à tout. Et aux mille blessures…

— Lot des vivants…

— Un tel dénouement ne peut, qu’avec ferveur, être désiré.

— Mourir ?

— Dormir.

— Dormir… Rêver peut-être. Quels rêves animeront le sommeil mortel. Lorsque nous aurons rejeté les vanités d’ici-bas ?

— Oui, voilà qui nous arrête et rend éternelle notre misère. Qui pourrait supporter les coups et les risées du siècle, l’impuissance du droit, l’arbitraire des tyrans, l’injure de l’arrogant et l’angoisse de l’amour oublié…

— Le mépris du mérite chez les âmes méprisables…

— Oui, nous pouvions d’un coup accéder à la paix. Oui, seule la peur de quelque chose après la mort de ce pays inconnu d’où aucun voyageur n’est jamais revenu…

— C’est faux ! il est revenu !

Tous, surpris, se tournent vers Burbage qui a interrompu le monologue qui allait se scinder en dialogue.

Taïmer. – Cela ne fait pas partie de votre rôle.

Burbage. – Non. Cela vient du Royaume des Rôles. (Il a repris sa pose de tout à l’heure : au-dessus du manteau, blanc comme un suaire, un masque plâtreux est renversé en arrière ; les yeux sont clos ; sur les lèvres, un sourire de bouffon.) Il y a trois cents ans de cela, Willy jouait le Spectre, moi le Prince. Il avait plu toute la journée et le parterre était constellé de flaques. Pourtant, le public était nombreux. Vers la fin de la scène, quand je déclamais «  le siècle est sorti de ses gonds », un petit tire-laine s’est fait pincer dans la foule. J’ai terminé l’acte sur fond de clapotis de pieds pataugeant dans les flaques et une rumeur sourde : «  voleur, voleur, voleur ». Comme c’était chez nous la coutume, le pauvre bougre a été traîné sur la scène et attaché au pilori. Tout au long du second acte, il paraissait mal à l’aise, et détournait la tête pour essayer d’échapper aux doigts qui se tendaient vers lui. Mais, à chaque scène, le voleur prenait de plus en plus d’assurance, il s’impliquait dans l’action, se montrait de plus en plus effronté, allant jusqu’à faire des grimaces, ou même à lâcher des observations et des conseils, au point que nous le détachâmes du poteau et le chassâmes du plateau. (Se tournant brusquement vers Taïmer.) J’ignore qui ou quoi t’a attaché à ce jeu. Mais si tu crois que tes misérables idées volées – un penny pièce ! – sont capables de me rendre plus riche, moi pour qui ces vers ont été écrits, dans ce cas, empoche tes sous et quitte le jeu !

Il jette son texte à la tête de Taïmer. Confusion.

Phélie. – Calme-toi, Stern !

Burbage. – Mon nom est Richard Burbage. Et moi aussi, fripouille, je te délie ! Hors du Royaume des Rôles !

Taïmer (blême, mais calme). – Merci, puisque mes mains sont déliées, je vais en profiter pour… Mais attachez-le donc, vous voyez bien qu’il a perdu la raison !

Burbage. – Hommes, j’ai accepté de m’abaisser jusqu’à vous, du haut de ce qui est infiniment supérieur à votre raison, mais vous m’avez rejeté…

On se jette sur Burbage pour tenter de le ligoter. Dans les soubresauts de cette lutte, il crie, comprenez-vous, il leur crie à tous… attendez, je vais…

Marmonnant des paroles confuses, le narrateur enfonça rapidement la main dans sa poche : quelque chose se froissa sous le revers noir de sa jaquette. Il s’interrompit aussitôt, regardant fixement l’auditoire. Des cous inquiets se tendirent. Des sièges remuèrent. Le président se dressa d’un bond et, d’un geste impérieux, mit fin au brouhaha.

— Rar, martela-t-il, vous avez apporté des lettres ici ? En cachette ? Donnez-moi le manuscrit. Immédiatement.

Rar semblait hésiter. Enfin, dans le silence général, son poignet émergea de sous le revers de sa jaquette : un cahier blanc, plié en quatre, tremblait entre ses doigts. Le président s’empara du manuscrit, son regard erra quelques instants sur les caractères : il tenait le cahier d’un air dégoûté, du bout des doigts, comme s’il craignait de se souiller au contact des lignes tracées à l’encre. Puis, il se retourna vers la cheminée, le feu s’était presque éteint, quelques braises, virant au violacé, achevaient de se consumer sur la grille.

— En vertu de l’article V des statuts, le manuscrit est mis à mort, sans effusion d’encre. Des objections ?

Personne ne bougea.

D’un geste brusque, Zez jeta le cahier sur les braises. Comme vivant, celui-ci tordit douloureusement ses feuillets blancs, chuinta, une spirale de fumée bleutée s’éleva, puis le feu prit et trois minutes plus tard, le président Zez pulvérisa à coups de pincettes ce qui, l’instant d’avant, avait été une pièce de théâtre. Il reposa les pincettes, se tourna vers le narrateur et dit :

— Poursuivez.

Le visage de Rar mit quelque temps à reprendre son expression habituelle ; de toute évidence, il avait du mal à se maîtriser. Il parla pourtant.

— Vous m’avez traité comme mes personnages ont traité Burbage. Après tout, c’est bien fait pour moi et pour lui. Je continue, ou plutôt, comme les mots que j’avais l’intention de lire ne sont plus lisibles – il glissa un regard rapide vers la cheminée où mouraient les dernières braises –, je saute la fin de la scène.