– Accordée, accordée, s’écria le roi; et je promets d’avance ma protection à tout indiscipliné qui saura venger ainsi l’honneur du pavillon et du roi de France. Vous eussiez dû me présenter cet officier, monsieur le bailli.
– Il est ici, répliqua M. de Suffren, et puisque Votre Majesté le permet…
M. de Suffren se retourna.
– Approchez, monsieur de Charny, dit-il.
La reine tressaillit. Ce nom éveillait dans son esprit un souvenir trop récent pour être effacé.
Alors un jeune officier se détacha du groupe formé par M. de Suffren et apparut tout à coup aux yeux du roi.
La reine avait fait un mouvement de son côté pour aller au-devant du jeune homme, tout enthousiasmée qu’elle était du récit de sa belle action.
Mais au nom, mais à la vue du marin que M. de Suffren présentait au roi, elle s’arrêta, pâlit et poussa comme un petit murmure.
Mlle de Taverney, elle aussi, pâlit et regarda avec anxiété la reine.
Quant à M. de Charny, sans rien voir, sans rien regarder, sans que son visage exprimât d’autre émotion que le respect, il s’inclina devant le roi qui lui donna sa main à baiser; puis il rentra modeste et tremblant, sous les regards avides de l’assemblée, dans le cercle d’officiers qui le félicitaient bruyamment et l’étouffaient de caresses.
Il y eut un moment de silence et d’émotion, pendant lequel on eût pu voir le roi radieux, la reine souriante et indécise, M. de Charny les yeux baissés, et Philippe, à qui l’émotion de la reine n’avait point échappé, inquiet et interrogateur.
– Allons, allons, dit enfin le roi, venez, monsieur de Suffren, venez, que nous causions; je meurs du désir de vous entendre et de vous prouver combien j’ai pensé à vous.
– Sire, tant de bontés…
– Oh! vous verrez mes cartes, monsieur le bailli; vous verrez chaque phase de votre expédition prévue ou devinée d’avance par ma sollicitude. Venez, venez.
Puis, après avoir fait quelques pas, en entraînant M. de Suffren, il se retourna tout à coup vers la reine:
– À propos, madame, dit-il, je fais construire, comme vous savez, un vaisseau de cent canons; j’ai changé d’avis sur le nom qu’il doit porter. Au lieu de l’appeler comme nous avions dit, n’est-ce pas, madame…
Marie-Antoinette, un peu revenue à elle, saisit au vol la pensée du roi.
– Oui, oui, dit-elle, nous l’appellerons le Suffren, et j’en serai la marraine avec M. le bailli.
Des cris, jusque-là contenus, se firent jour avec violence:
– Vive le roi! Vive la reine!
– Et vive le Suffren! ajouta le roi avec une exquise délicatesse – car nul ne pouvait crier: «Vive M. de Suffren!» en présence du roi, tandis que les plus minutieux observateurs de l’étiquette pouvaient crier: «Vive le vaisseau de Sa Majesté!»
– Vive le Suffren! répéta donc l’assemblée avec enthousiasme.
Le roi fit un signe de remerciement de ce que l’on avait si bien compris sa pensée, et emmena le bailli chez lui.
Chapitre 12
M. Charny
Aussitôt que le roi eut disparu, tout ce qu’il y avait dans la salle de princes et de princesses vint se grouper autour de la reine.
Un signe du bailli de Suffren avait ordonné à son neveu de l’attendre; et, après un salut indiquant l’obéissance, il était resté dans le groupe où nous l’avons vu.
La reine, qui avait échangé avec Andrée plusieurs coups d’œil significatifs, ne perdait presque plus de vue le jeune homme, et chaque fois qu’elle le regardait, elle se disait: «C’est lui, à n’en pas douter.»
Ce à quoi Mlle de Taverney répondait par une pantomime qui ne devait laisser aucun doute à la reine, attendu qu’elle signifiait: «Oh! mon Dieu! oui, madame; c’est lui, c’est bien lui!»
Philippe, nous l’avons déjà dit, voyait cette préoccupation de la reine; il la voyait et il en sentait sinon la cause, du moins le sens vague.
Jamais celui qui aime ne s’abuse sur l’impression de ceux qu’il aime.
Il devinait donc que la reine venait d’être frappée par quelque événement singulier, mystérieux, inconnu à tout le monde, excepté à elle et à Andrée.
En effet, la reine avait perdu contenance et cherché un refuge derrière son éventail, elle qui d’habitude faisait baisser les yeux à tout le monde.
Tandis que le jeune homme se demandait à quoi aboutirait cette préoccupation de Sa Majesté, tandis qu’il cherchait à sonder la physionomie de MM. de Coigny et de Vaudreuil afin de s’assurer s’ils n’étaient pour rien dans ce mystère, et qu’il les voyait fort indifféremment occupés à entretenir M. de Haga, qui était venu faire sa cour à Versailles, un personnage, revêtu du majestueux habit de cardinal, entra suivi d’officiers et de prélats dans le salon où l’on se trouvait.
La reine reconnut M. Louis de Rohan; elle le vit d’un bout de la salle à l’autre, et aussitôt détourna la tête sans même prendre la peine de dissimuler le froncement de ses sourcils.
Le prélat traversa toute l’assemblée sans saluer personne, et vint droit à la reine, devant laquelle il s’inclina bien plus en homme du monde qui salue une femme qu’en sujet qui salue une reine.
Puis il adressa un compliment fort galant à Sa Majesté, qui détourna la tête, murmura deux ou trois mots d’un cérémonial glacé, et reprit sa conversation avec Mme de Lamballe et Mme de Polignac.
Le prince Louis ne parut point s’être aperçu du mauvais accueil de la reine. Il accomplit ses révérences, se retourna sans précipitation, et avec toute la grâce d’un parfait homme de cour, s’adressa à Mesdames, tantes du roi, qu’il entretint longtemps, attendu qu’en vertu du jeu de bascule en usage à la cour, il obtenait là un accueil aussi bienveillant que celui de la reine avait été glacé.
Le cardinal Louis de Rohan était un homme dans la force de l’âge, d’une imposante figure, d’un noble maintien; ses traits respiraient l’intelligence et la douceur; il avait la bouche fine et circonspecte, la main admirable; son front, un peu dégarni, accusait l’homme de plaisir ou l’homme d’étude; et chez le prince de Rohan, il y avait effectivement de l’un et de l’autre.
C’était un homme recherché par les femmes qui aimaient la galanterie sans fadeur et sans bruit. On le citait pour sa magnificence. Il avait en effet trouvé moyen de se croire pauvre avec seize cent mille livres de revenu.
Le roi l’aimait parce qu’il était savant; la reine le haïssait au contraire.
Les raisons de cette haine n’ont jamais été bien connues à fond, mais elles peuvent soutenir deux sortes de commentaires.
D’abord, en sa qualité d’ambassadeur à Vienne, le prince Louis aurait écrit, disait-on, au roi Louis XV, sur Marie-Thérèse, des lettres pleines d’ironie que jamais Marie-Antoinette n’aurait pu pardonner à ce diplomate.
En outre, et ceci est plus humain et surtout plus vraisemblable, l’ambassadeur, à propos du mariage de la jeune archiduchesse avec le dauphin, aurait écrit, toujours au roi Louis XV, qui aurait lu tout haut la lettre à un souper chez Mme Du Barry, aurait écrit, disons-nous, certaines particularités hostiles à l’amour-propre de la jeune femme, fort maigre à cette époque.
Ces attaques auraient vivement blessé Marie-Antoinette, qui ne pouvait s’en reconnaître publiquement la victime, et se serait juré d’en punir tôt ou tard l’auteur.
Il y avait naturellement là-dessous toute une intrigue politique.
L’ambassade de Vienne avait été retirée à M. de Breteuil au bénéfice de M. de Rohan.
M. de Breteuil, trop faible pour lutter ouvertement contre le prince, avait alors employé ce qu’en diplomatie on appelle l’adresse. Il s’était procuré les copies, ou même les originaux des lettres du prélat, alors ambassadeur, et balançant les services réels rendus par le diplomate avec la petite hostilité qu’il exerçait contre la famille impériale autrichienne, il avait trouvé dans la dauphine un auxiliaire décidé à perdre un jour M. le prince de Rohan.