Elle se mit à rêver.
– Une dame de charité qui donne cent louis peut être reçue dans un galetas; elle peut geler sur mon carreau froid, souffrir sur mes chaises dures comme le gril de saint Laurent, moins le feu. Mais un prince de l’Église, un homme de boudoir, un seigneur des cœurs! Non, non, il faut à la misère que visitera un pareil aumônier, il faut plus de luxe que n’en ont certains riches.
Puis se retournant vers la femme de ménage qui achevait de préparer son lit:
– À demain, dame Clotilde, dit-elle, n’oubliez pas de me réveiller de bonne heure.
Là-dessus, pour penser plus à son aise sans doute, la comtesse fit signe à la vieille de la laisser seule.
Dame Clotilde raviva le feu qu’on avait enterré dans les cendres pour donner un aspect plus misérable à l’appartement, ferma la porte et se retira dans l’appentis où elle couchait.
Jeanne de Valois, au lieu de dormir, fit ses plans pendant toute la nuit. Elle prit des notes au crayon à la lueur de la veilleuse; puis, sûre de la journée du lendemain, elle se laissa, vers trois heures du matin, engourdir dans un repos dont dame Clotilde, qui n’avait guère plus dormi qu’elle, vint, fidèle à sa recommandation, la tirer au point du jour.
Vers huit heures, elle avait achevé sa toilette, composée d’une robe de soie élégante et d’une coiffure pleine de goût.
Chaussée à la fois en grande dame et en jolie femme, la mouche sur la pommette gauche, la militaire brodée au poignet, elle envoya quérir une espèce de brouette à la place où l’on trouvait ce genre de locomotive, c’est-à-dire rue du Pont-aux-Choux.
Elle eût préféré une chaise à porteurs, mais il eût fallu l’aller quérir trop loin.
La brouette-chaise roulante, attelée d’un robuste Auvergnat, reçut l’ordre de déposer Mme la comtesse à la place Royale, où, sous les arcades du Midi, dans un ancien rez-de-chaussée d’un hôtel abandonné, logeait maître Fingret, tapissier décorateur, tenant meubles d’occasion et autres au plus juste prix pour la vente et la location.
L’Auvergnat brouetta rapidement sa pratique de la rue Saint-Claude à la place Royale.
Dix minutes après sa sortie, la comtesse abordait aux magasins de maître Fingret, où nous allons la trouver tout à l’heure admirant et choisissant dans une espèce de pandémonium dont nous allons essayer de faire l’esquisse.
Qu’on se figure des remises d’une longueur de cinquante pieds environ sur trente de large, avec une hauteur de dix-sept; sur les murs toutes les tapisseries du règne de Henri IV et de Louis XIII; aux plafonds, dissimulés par le nombre des objets suspendus, des lustres à girandoles du XVIIème siècle heurtant les lézards empaillés, les lampes d’église et les poissons volants.
Sur le sol entassés tapis et nattes, meubles à colonnes torses, à pieds équarris, buffets de chêne sculptés, consoles Louis XV à pattes dorées, sofas couverts de damas rose ou de velours d’Utrecht, lits de repos, vastes fauteuils de cuir, comme les aimait Sully, armoires d’ébène aux panneaux en relief et aux baguettes de cuivre, tables de Boule à dessus d’émaux ou de porcelaine, trictracs, toilettes toutes garnies, commodes aux marqueteries d’instruments ou de fleurs.
Lits en bois de rose ou en chêne à estrade ou à baldaquin, rideaux de toutes formes, de tous dessins, de toutes étoffes, s’enchevêtrant, se confondant, se mariant ou se heurtant dans les pénombres de la remise.
Des clavecins, des épinettes, des harpes, des sistres sur un guéridon; le chien de Marlborough empaillé, avec des yeux d’émail.
Puis du linge de toute qualité: des robes pendues à côté d’habits de velours, des poignées d’acier, d’argent, de nacre.
Des flambeaux, des portraits d’ancêtres, des grisailles, des gravures encadrées, et toutes les imitations de Vernet, alors en vogue, de ce Vernet à qui la reine disait si gracieusement et si finement:
– Décidément, monsieur Vernet, il n’y a que vous en France pour faire la pluie et le beau temps.
Chapitre 14
Maître Fingret
Voici tout ce qui séduisait les yeux, et par conséquent l’imagination des petites fortunes, dans les magasins de maître Fingret, place Royale.
Toutes marchandises qui n’étaient pas neuves, l’enseigne le disait loyalement, mais qui, réunies, se faisaient valoir l’une l’autre et finissaient par représenter un total beaucoup plus considérable que les marchandeurs les plus dédaigneux ne l’eussent exigé.
Mme de La Motte, une fois admise à considérer toutes ces richesses, s’aperçut seulement alors de ce qui lui manquait rue Saint-Claude.
Il lui manquait un salon pour contenir sofa, fauteuils et bergères.
Une salle à manger pour renfermer buffets, étagères et dressoirs.
Un boudoir pour renfermer les rideaux perses, les guéridons et les écrans.
Puis, enfin, ce qui lui manquait, eût-elle salon, salle à manger et boudoir, c’était l’argent pour avoir les meubles à mettre dans ce nouvel appartement.
Mais avec les tapissiers de Paris, il y a eu des transactions faciles dans toutes les époques, et nous n’avons jamais entendu dire qu’une jeune et jolie femme soit morte sur le seuil d’une porte qu’elle n’ait pas pu se faire ouvrir.
À Paris, ce qu’on n’achète point, on le loue, et ce sont les locataires en garni qui ont mis en circulation le proverbe: «Voir, c’est avoir.»
Mme de La Motte, dans l’espérance d’une location possible, après avoir pris des mesures, avisa un certain meuble de soie jaune bouton d’or qui lui plut au premier coup d’œil. Elle était brune.
Mais jamais ce meuble, composé de dix pièces, ne tiendrait au quatrième de la rue Saint-Claude.
Pour tout arranger, il fallait prendre à loyer le troisième étage, composé d’une antichambre, d’une salle à manger, d’un petit salon et d’une chambre à coucher.
De telle sorte que l’on recevrait au troisième étage les aumônes des cardinaux, et au quatrième celles des bureaux de charité, c’est-à-dire dans le luxe les aumônes des gens qui font la charité par ostentation, et dans la misère les offrandes de ces gens à préjugés qui n’aiment point à donner à ceux qui n’ont pas besoin de recevoir.
La comtesse, ayant ainsi pris son parti, tourna les yeux du côté obscur de la remise, c’est-à-dire du côté où les richesses se présentaient les plus splendides, côté des cristaux, des dorures et des glaces.
Elle y vit, le bonnet à la main, l’air impatient et le sourire un peu goguenard, une figure de bourgeois parisien qui faisait tourner une clef dans les deux index de ses deux mains, soudés l’un à l’autre par les deux ongles.
Ce digne inspecteur des marchandises d’occasion n’était autre que M. Fingret, à qui ses commis avaient annoncé la visite d’une belle dame venue en brouette.
On pouvait voir dans la cour les mêmes commis vêtus court et étroit de bure et de camelot, leurs petits mollets à l’air sous des bas quelque peu riants. Ils s’occupaient à restaurer, avec les plus vieux meubles, les moins vieux, ou, pour mieux dire, éventrer sofas, fauteuils et carreaux antiques, pour en tirer le crin et la plume qui devaient servir à rembourrer leurs successeurs.
L’un cardait le crin, le mélangeait généreusement d’étoupes et en bourrait un nouveau meuble.
L’autre lessivait de bons fauteuils.
Un troisième repassait des étoffes nettoyées avec des savons aromatiques.
Et l’on composait de ces vieux ingrédients les meubles d’occasion si beaux que Mme de La Motte admirait en ce moment.
M. Fingret, s’apercevant que sa pratique pouvait voir les opérations de ses commis et comprendre moins favorablement l’occasion qu’il n’était expédient à ses intérêts, ferma une porte vitrée donnant sur la cour, de crainte que la poussière n’aveuglât Madame…