Jeanne mit dans sa toilette une recherche dont M. de La Motte, son mari absent, lui eût demandé compte. La femme fut digne de l’appartement et du mobilier loué par maître Fingret.
Après un repas qu’elle fit léger, afin d’avoir toute sa présence d’esprit et de conserver sa pâleur élégante, Jeanne s’ensevelit dans un grand fauteuil à bergeries, près de son feu, dans sa chambre à coucher.
Un livre à la main, une mule sur un tabouret, elle attendit, écoutant à la fois les tintements du balancier de la pendule et les bruits lointains des voitures qui troublaient rarement la tranquillité du désert du Marais.
Elle attendit. L’horloge sonna neuf heures, dix et onze heures; personne ne vint, soit en voiture, soit à pied.
Onze heures! c’est pourtant l’heure des prélats galants qui ont aiguisé leur charité dans un souper du faubourg, et qui, n’ayant que vingt tours de roue à faire pour entrer rue Saint-Claude, s’applaudissent d’être humains, philanthropes et religieux à si bon compte.
Minuit sonna lugubrement aux Filles-du-Calvaire.
Ni prélat ni voiture; les bougies commençaient à pâlir, quelques-unes envahissaient en nappes diaphanes leurs patères de cuivre doré.
Le feu, renouvelé avec des soupirs, s’était transformé en braise, puis en cendres. Il faisait une chaleur africaine dans les deux chambres.
La vieille servante, qui s’était préparée, grommelait en regrettant son bonnet à rubans prétentieux, dont les nœuds, s’inclinant avec sa tête quand elle s’endormait devant sa bougie dans l’antichambre, ne se relevaient pas intacts, soit des baisers de la flamme, soit des outrages de la cire liquide.
À minuit et demi, Jeanne se leva toute furieuse de son fauteuil, qu’elle avait plus de cent fois, dans la soirée, quitté pour ouvrir la fenêtre et plonger son regard dans les profondeurs de la rue.
Le quartier était calme comme avant la création du monde.
Elle se fit déshabiller, refusa de souper, congédia la vieille, dont les questions commençaient à l’importuner.
Et, seule au milieu de ses tentures de soie, sous ses beaux rideaux, dans son excellent lit, elle ne dormit pas mieux que la veille, car la veille son insouciance était plus heureuse: elle naissait de l’espoir.
Cependant, à force de se retourner, de se crisper, de se raidir contre le mauvais sort, Jeanne trouva une excuse au cardinal.
D’abord celle-ci: qu’il était cardinal, grand aumônier, qu’il avait mille affaires inquiétantes et, par conséquent, plus importantes qu’une visite rue Saint-Claude.
Puis cette autre excuse: il ne connaît pas cette petite comtesse de Valois, excuse bien consolante pour Jeanne. Oh! certes, elle ne se fût pas consolée si M. de Rohan eût manqué de parole après une première visite.
Cette raison que se donnait Jeanne à elle-même avait besoin d’une épreuve pour paraître tout à fait bonne.
Jeanne n’y tint pas; elle sauta en bas du lit, toute blanche qu’elle était dans son peignoir, et alluma les bougies à la veilleuse; elle se regarda longtemps dans la glace.
Après l’examen, elle sourit, souffla les bougies et se recoucha. L’excuse était bonne.
Chapitre 15
Le cardinal de Rohan
Le lendemain, Jeanne, sans se décourager, recommença toilette d’appartement et toilette de femme.
Le miroir lui avait appris que M. de Rohan viendrait, pour peu qu’il eût entendu parler d’elle.
Sept heures sonnaient donc, et le feu du salon brûlait dans tout son éclat, lorsqu’un carrosse roula dans la descente de la rue Saint-Claude.
Jeanne n’avait pas encore eu le temps de se mettre à la fenêtre et de s’impatienter.
De ce carrosse descendit un homme enveloppé d’une grosse redingote; puis, la porte de la maison s’étant refermée sur cet homme, le carrosse alla dans une petite rue voisine attendre le retour du maître.
Bientôt, la sonnette retentit, et le cœur de Mme de La Motte battit si fort qu’on eût pu l’entendre.
Mais, honteuse de céder à une émotion déraisonnable, Jeanne commanda le silence à son cœur, arrangea du mieux qu’il lui fut possible une broderie sur la table, un air nouveau sur le clavecin, une gazette au coin de la cheminée.
Au bout de quelques secondes, dame Clotilde vint annoncer à Mme la comtesse:
– La personne qui avait écrit avant-hier.
– Faites entrer, répliqua Jeanne.
Un pas léger, des souliers craquants, un beau personnage vêtu de velours et de soie, portant haut la tête et paraissant grand de dix coudées dans ce petit appartement, voilà ce que vit Jeanne en se levant pour recevoir.
Elle avait été frappée désagréablement de l’incognito gardé par la personne.
Aussi, se décidant à prendre tout l’avantage de la femme qui a réfléchi:
– À qui ai-je l’honneur de parler? dit-elle avec une révérence, non pas de protégée, mais de protectrice.
Le prince regarda la porte du salon derrière laquelle la vieille avait disparu.
– Je suis le cardinal de Rohan, répliqua-t-il.
Ce à quoi Mme de La Motte, feignant de rougir et de se confondre en humilités, répondit par une révérence comme on en fait aux rois.
Puis elle avança un fauteuil et, au lieu de se placer sur une chaise, ainsi que l’eût voulu l’étiquette, elle se mit dans le grand fauteuil. Le cardinal, voyant que chacun pouvait prendre ses aises, plaça son chapeau sur la table, et, regardant en face Jeanne qui le regardait aussi:
– Il est donc vrai, mademoiselle?… dit-il.
– Madame, interrompit Jeanne.
– Pardon. J’oubliais… Il est donc vrai, madame?
– Mon mari s’appelle le comte de La Motte, monseigneur.
– Parfaitement, parfaitement, gendarme du roi ou de la reine?
– Oui, monseigneur.
– Et vous, madame, dit-il, vous êtes née Valois?
– Valois, oui, monseigneur.
– Grand nom! dit le cardinal en croisant les jambes, nom rare, éteint.
Jeanne devina le doute du cardinal.
– Éteint; non pas, monseigneur, dit-elle, puisque je le porte et que j’ai un frère baron de Valois.
– Reconnu?
– Il n’est pas besoin qu’il soit reconnu, monseigneur; mon frère peut être riche ou pauvre, il ne sera pas moins ce qu’il est né, baron de Valois.
– Madame, contez-moi un peu cette transmission, je vous prie. Vous m’intéressez; j’aime le blason.
Jeanne conta simplement, nonchalamment, ce que le lecteur sait déjà.
Le cardinal écoutait et regardait.
Il ne prenait pas la peine de dissimuler ses impressions. À quoi bon? il ne croyait ni au mérite ni à la qualité de Jeanne; il la voyait jolie, pauvre; il regardait, c’était assez.
Jeanne, qui s’apercevait de tout, devina la mauvaise idée du futur protecteur.
– De sorte, dit M. de Rohan avec insouciance, que vous avez été réellement malheureuse?
– Je ne me plains pas, monseigneur.
– En effet, on m’avait beaucoup exagéré les difficultés de votre position.
Il regarda autour de lui.
– Ce logement est commode, agréablement meublé.
– Pour une grisette, sans doute, répliqua durement Jeanne, impatiente d’engager l’action. Oui, monseigneur.
Le cardinal fit un mouvement.
– Quoi! dit-il, vous appelez ce mobilier un mobilier de grisette?
– Je ne crois pas, monseigneur, dit-elle, que vous puissiez l’appeler un mobilier de princesse.
– Et vous êtes princesse, dit-il avec une de ces imperceptibles ironies que les esprits très distingués ou les gens de grande race ont seuls le secret de mêler à leur langage sans devenir tout à fait impertinents.
– Je suis née Valois, monseigneur, comme vous Rohan. Voilà tout ce que je sais, dit-elle.
Et ces mots furent prononcés avec tant de douce majesté du malheur qui se révolte, majesté de la femme qui se sent méconnue, ils furent si harmonieux et si dignes à la fois, que le prince ne fut pas blessé et que l’homme fut ému.