La comtesse rougit, le cardinal lui prit galamment la main.
Et cette fois le baiser fut respectueux, tendre et hardi tout ensemble.
Tous deux se saluèrent alors avec ce reste de cérémonie souriante qui indique une prochaine intimité.
– Éclairez à monseigneur, cria la comtesse.
La vieille parut et éclaira.
Le prélat sortit.
«Eh! mais, pensa Jeanne, voilà un grand pas fait dans le monde, ce me semble.»
«Allons, allons, pensa le cardinal, en montant dans son carrosse, j’ai fait une double affaire. Cette femme a trop d’esprit pour ne pas prendre la reine comme elle m’a pris.»
Chapitre 16
Mesmer et Saint-Martin
Il fut un temps où Paris, libre d’affaires, Paris, plein de loisirs, se passionnait tout entier pour des questions qui, de nos jours, sont le monopole des riches, qu’on appelle les inutiles, et des savants, qu’on appelle les paresseux.
En 1784, c’est-à-dire à l’époque où nous sommes arrivés, la question à la mode, celle qui surnageait au-dessus de toutes, qui flottait dans l’air, qui s’arrêtait à toutes les têtes un peu élevées, comme font les vapeurs aux montagnes, c’était le mesmérisme, science mystérieuse, mal définie par ses inventeurs, qui, n’éprouvant pas le besoin de démocratiser une découverte dès sa naissance, avaient laissé prendre à celle-là un nom d’homme, c’est-à-dire un titre aristocratique, au lieu d’un de ces noms de science tirés du grec à l’aide desquels la pudibonde modestie des savants modernes vulgarise aujourd’hui tout élément scientifique.
En effet, à quoi bon, en 1784, démocratiser une science? Le peuple qui, depuis plus d’un siècle et demi, n’avait pas été consulté par ceux qui le gouvernaient, comptait-il pour quelque chose dans l’État? Non: le peuple, c’était la terre féconde qui rapportait, c’était la riche moisson que l’on fauchait; mais le maître de la terre, c’était le roi; mais les moissonneurs, c’était la noblesse.
Aujourd’hui, tout est changé: la France ressemble à un sablier séculaire; pendant neuf cents ans, il a marqué l’heure de la royauté; la droite puissante du Seigneur l’a retourné: pendant des siècles, il va marquer l’ère du peuple.
En 1784, c’était donc une recommandation qu’un nom d’homme. Aujourd’hui, au contraire, le succès serait un nom de choses.
Mais abandonnons aujourd’hui pour jeter les yeux sur hier. Au compte de l’éternité, qu’est-ce que cette distance d’un demi-siècle? pas même celle qui existe entre la veille et le lendemain.
Le docteur Mesmer était donc à Paris, comme Marie-Antoinette nous l’a appris elle-même en demandant au roi la permission de lui faire une visite. Qu’on nous permette donc de dire quelques mots du docteur Mesmer, dont le nom, retenu aujourd’hui d’un petit nombre d’adeptes, était, à cette époque que nous essayons de peindre, dans toutes les bouches.
Le docteur Mesmer avait, vers 1777, apporté d’Allemagne, ce pays des rêves brumeux, une science toute gonflée de nuages et d’éclairs. À la lueur de ces éclairs, les savants ne voyaient que les nuages qui faisaient, au-dessus de leur tête, une voûte sombre; le vulgaire ne voyait que des éclairs.
Mesmer avait débuté en Allemagne par une thèse sur l’influence des planètes. Il avait essayé d’établir que les corps célestes, en vertu de cette force qui produit leurs attractions mutuelles, exercent une influence sur les corps animés, et particulièrement sur le système nerveux, par l’intermédiaire d’un fluide subtil qui remplit tout l’univers. Mais cette première théorie était bien abstraite. Il fallait, pour la comprendre être initié à la science des Galilée et des Newton. C’était un mélange de grandes variétés astronomiques avec les rêveries astrologiques qui ne pouvait, nous ne disons pas se populariser, mais s’aristocratiser: car il eût fallu pour cela que le corps de la noblesse fût converti en société savante. Mesmer abandonna donc ce premier système pour se jeter dans celui des aimants.
Les aimants, à cette époque, étaient fort étudiés; leurs facultés sympathiques ou antipathiques faisaient vivre les minéraux d’une vie à peu près pareille à la vie humaine, en leur prêtant les deux grandes passions de la vie humaine: l’amour et la haine. En conséquence, on attribuait aux aimants des vertus surprenantes pour la guérison des maladies. Mesmer joignit donc l’action des aimants à son premier système, et essaya de voir ce qu’il pourrait tirer de cette adjonction.
Malheureusement pour Mesmer, il trouva, en arrivant à Vienne, un rival établi. Ce rival, qui se nommait Hell, prétendit que Mesmer lui avait dérobé ses procédés. Ce que voyant, Mesmer, en homme d’imagination qu’il était, déclara qu’il abandonnerait les aimants comme inutiles, et qu’il ne guérirait plus par le magnétisme minéral, mais par le magnétisme animal.
Ce mot, prononcé comme un mot nouveau, ne désignait pas cependant une découverte nouvelle; le magnétisme, connu des Anciens, employé dans les initiations égyptiennes et dans le pythisme grec, s’était conservé dans le Moyen Age à l’état de tradition; quelques lambeaux de cette science, recueillis, avaient fait les sorciers des XIIIe, XIVe et XVe siècles. Beaucoup furent brûlés qui confessèrent, au milieu des flammes, la religion étrange dont ils étaient les martyrs.
Urbain Grandier n’était rien autre chose qu’un magnétiseur.
Mesmer avait entendu parler des miracles de cette science.
Joseph Balsamo, le héros d’un de nos livres, avait laissé trace de son passage en Allemagne, et surtout à Strasbourg. Mesmer se mit en quête de cette science éparse et voltigeante comme ces feux follets qui courent la nuit au-dessus des étangs; il en fit une théorie complète, un système uniforme auquel il donna le nom de mesmérisme.
Mesmer, arrivé à ce point, communiqua son système à l’Académie des sciences à Paris, à la Société royale de Londres, et à l’Académie de Berlin; les deux premières ne lui répondirent même pas, la troisième dit qu’il était un fou.
Mesmer se rappela ce philosophe grec qui niait le mouvement, et que son antagoniste confondit en marchant. Il vint en France, prit, aux mains du docteur Stoerck et de l’oculiste Wenzel, une jeune fille de dix-sept ans atteinte d’une maladie de foie et d’une goutte sereine, et, après trois mois de traitement, la malade était guérie, l’aveugle voyait clair.
Cette cure avait convaincu nombre de gens, et, entre autres, un médecin nommé Deslon: d’ennemi, il devint apôtre.
À partir de ce moment, la réputation de Mesmer avait été grandissant; l’Académie s’était déclarée contre le novateur, la cour se déclara pour lui; des négociations furent ouvertes par le ministère pour engager Mesmer à enrichir l’humanité par la publication de sa doctrine. Le docteur fit son prix. On marchanda, M. de Breteuil lui offrit, au nom du roi, une rente viagère de vingt mille livres et un traitement de dix mille livres pour former trois personnes, indiquées par le gouvernement, à la pratique de ses procédés. Mais Mesmer, indigné de la parcimonie royale, refusa et partit pour les eaux de Spa, avec quelques-uns de ses malades.
Une catastrophe inattendue menaçait Mesmer. Deslon, son élève, Deslon, possesseur du fameux secret que Mesmer avait refusé de vendre pour trente mille livres par an; Deslon ouvrit chez lui un traitement public par la méthode mesmérienne.
Mesmer apprit cette douloureuse nouvelle; il cria au vol, à la fraude; il pensa devenir fou. Alors, un de ses malades, M. de Bergasse, eut l’heureuse idée de mettre la science de l’illustre professeur en commandite; il fut formé un comité de cent personnes au capital de trois cent quarante mille livres, à la condition qu’il révélerait la doctrine aux actionnaires. Mesmer s’engagea à cette révélation, toucha le capital et revint à Paris.
L’heure était propice. Il y a des instants dans l’âge des peuples, ceux qui touchent aux époques de transformation, où la nation tout entière s’arrête comme devant un obstacle inconnu, hésite et sent l’abîme au bord duquel elle est arrivée, et qu’elle devine sans le voir.