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Condorcet rougit.

– Oh! non, monsieur le comte, dit-il, c’est une simple réflexion, une généralité philosophique.

– Donc il part? dit Mme du Barry, empressée à rompre toute conversation particulière disposée à faire dévier du chemin qu’avait pris la conversation générale.

– Donc il part, reprit Cagliostro. Mais ne croyez pas, si pressé qu’il vous ait paru, qu’il va partir tout de suite; non, je le vois perdant beaucoup de temps à Brest.

– C’est dommage, dit Condorcet, c’est l’époque des départs. Il est même déjà un peu tard, février ou mars aurait mieux valu.

– Oh! ne lui reprochez pas ces deux ou trois mois, monsieur de Condorcet, il vit au moins pendant ce temps, il vit et il espère.

– On lui a donné bonne compagnie, je suppose? dit Richelieu.

– Oui, dit Cagliostro, celui qui commande le second bâtiment est un officier distingué. Je le vois, jeune encore, aventureux, brave malheureusement.

– Quoi! malheureusement!

– Eh bien! un an après, je cherche cet ami, et ne le vois plus, dit Cagliostro avec inquiétude en consultant son verre. Nul de vous n’est parent ni allié de M. de Langle?

– Non.

– Nul ne le connaît?

– Non.

– Eh bien! la mort commencera par lui. Je ne le vois plus.

Un murmure d’effroi s’échappa de la poitrine des assistants.

– Mais lui… lui… La Pérouse? dirent plusieurs voix haletantes.

– Il vogue, il aborde, il se rembarque. Un an, deux ans de navigation heureuse. On reçoit de ses nouvelles. Et puis…

– Et puis?

– Les années passent.

– Enfin?

– Enfin l’océan est grand, le ciel est sombre. Çà et là surgissent des terres inexplorées, çà et là des figures hideuses comme les monstres de l’archipel grec. Elles guettent le navire qui fuit dans la brume entre les récifs, emporté par le courant; enfin, la tempête, la tempête plus hospitalière que le rivage, puis des feux sinistres. Oh! La Pérouse! La Pérouse! Si tu pouvais m’entendre, je te dirais: «Tu pars comme Christophe Colomb pour découvrir un monde, La Pérouse, défie-toi des îles inconnues!»

Il se tut.

Un frisson glacial courait dans l’assemblée, tandis qu’au-dessus de la table vibraient encore ses dernières paroles.

– Mais pourquoi ne pas l’avoir averti? s’écria le comte de Haga, subissant comme les autres l’influence de cet homme extraordinaire qui remuait tous les cœurs à son caprice.

– Oui, oui, dit Mme du Barry; pourquoi ne pas courir, pourquoi ne pas le rattraper? La vie d’un homme comme La Pérouse vaut bien le voyage d’un courrier, mon cher maréchal.

Le maréchal comprit et se leva à demi pour sonner.

Cagliostro étendit le bras.

Le maréchal retomba dans son fauteuil.

– Hélas! continua Cagliostro, tout avis serait inutile: l’homme qui prévoit la destinée ne change pas la destinée. M. de La Pérouse rirait, s’il avait entendu mes paroles, comme riaient les fils de Priam quand prophétisait Cassandre; mais, tenez, vous riez vous-même, monsieur le comte de Haga, et le rire va gagner vos compagnons. Oh! ne vous contraignez pas, monsieur de Favras; je n’ai jamais trouvé un auditeur crédule.

– Oh! nous croyons, s’écrièrent Mme du Barry et le vieux duc de Richelieu.

– Je crois, murmura Taverney.

– Moi aussi, dit poliment le comte de Haga.

– Oui, reprit Cagliostro, vous croyez, vous croyez, parce qu’il s’agit de La Pérouse, mais s’il s’agissait de vous, vous ne croiriez pas?

– Oh!

– J’en suis sûr.

– J’avoue que ce qui me ferait croire, dit le comte de Haga, ce serait que M. de Cagliostro eût dit à M. de La Pérouse: «Gardez-vous des îles inconnues.» Il s’en fût gardé alors. C’était toujours une chance.

– Je vous assure que non, monsieur le comte, et m’eût-il cru, voyez ce que cette révélation avait d’horrible, alors qu’en présence du danger, à l’aspect de ces îles inconnues qui doivent lui être fatales, le malheureux, crédule à ma prophétie, eût senti la mort mystérieuse qui le menace s’approcher de lui sans pouvoir la fuir. Ce n’est point une mort, ce sont mille morts qu’il eût alors souffertes; car c’est souffrir mille morts que de marcher dans l’ombre avec le désespoir à ses côtés. L’espoir que je lui enlevais, songez-y donc, c’est la dernière consolation que le malheureux garde sous le couteau, alors que déjà le couteau le touche, qu’il sent le tranchant de l’acier, que son sang coule. La vie s’éteint, l’homme espère encore.

– C’est vrai! dirent à voix basse quelques-uns des assistants.

– Oui, continua Condorcet, le voile qui couvre la fin de notre vie est le seul bien réel que Dieu ait fait à l’homme sur la terre.

– Eh bien! quoi qu’il en soit, dit le comte de Haga, s’il m’arrivait d’entendre dire par un homme comme vous: «Défiez-vous de tel homme ou de telle chose», je prendrais l’avis pour bon, et je remercierais le conseiller.

Cagliostro secoua doucement la tête, en accompagnant ce geste d’un triste sourire.

– En vérité, monsieur de Cagliostro, continua le comte, avertissez-moi, et je vous remercierai.

– Vous voudriez que je vous dise, à vous, ce que je n’ai point voulu dire à M. de La Pérouse?

– Oui, je le voudrais.

Cagliostro fit un mouvement comme s’il allait parler; puis, s’arrêtant:

– Oh! non, dit-il, monsieur le comte, non.

– Je vous en supplie.

Cagliostro détourna la tête.

– Jamais! murmura-t-il.

– Prenez garde, dit le comte avec un sourire, vous allez encore me rendre incrédule.

– Mieux vaut l’incrédulité que l’angoisse.

– Monsieur de Cagliostro, dit gravement le comte, vous oubliez une chose.

– Laquelle? demanda respectueusement le prophète.

– C’est que, s’il est certains hommes qui, sans inconvénient, peuvent ignorer leur destinée, il en est d’autres qui auraient besoin de connaître l’avenir, attendu que leur destinée importe non seulement à eux, mais à des millions d’hommes.

– Alors, dit Cagliostro, un ordre. Non, je ne ferai rien sans un ordre.

– Que voulez-vous dire?

– Que Votre Majesté commande, dit Cagliostro à voix basse, et j’obéirai.

– Je vous commande de me révéler ma destinée, monsieur de Cagliostro, reprit le roi avec une majesté pleine de courtoisie.

En même temps, comme le comte de Haga s’était laissé traiter en roi et avait rompu l’incognito en donnant un ordre, M. de Richelieu se leva, vint humblement saluer le prince, et lui dit:

– Merci pour l’honneur que le roi de Suède a fait à ma maison, sire; que Votre Majesté veuille prendre la place d’honneur. À partir de ce moment, elle ne peut plus appartenir qu’à vous.

– Restons, restons comme nous sommes, monsieur le maréchal, et ne perdons pas un mot de ce que M. le comte de Cagliostro va me dire.

– Aux rois on ne dit pas la vérité, sire.

– Bah! je ne suis pas dans mon royaume. Reprenez votre place, monsieur le duc; parlez, monsieur de Cagliostro, je vous en conjure.

Cagliostro jeta les yeux sur son verre; des globules pareils à ceux qui traversent le vin de champagne montaient du fond à la surface; l’eau semblait, attirée par son regard puissant, s’agiter sous sa volonté.

– Sire, dites-moi ce que vous voulez savoir, dit Cagliostro; me voilà prêt à vous répondre.

– Dites-moi de quelle mort je mourrai.

– D’un coup de feu, Sire.

Le front de Gustave rayonna.

– Ah! dans une bataille, dit-il, de la mort d’un soldat. Merci, monsieur de Cagliostro, cent fois merci. Oh! je prévois des batailles, et Gustave-Adolphe et Charles XII m’ont montré comment l’on mourait lorsqu’on est roi de Suède.

Cagliostro baissa la tête sans répondre.

Le comte de Haga fronça le sourcil.