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– J’aurai donc le déplaisir de vous l’apprendre, répliqua la reine, dépitée de cette tranquillité du lieutenant de police. Il est bien évident que je pourrais vous donner mon secret, comme on donne ses secrets, à voix basse ou à l’écart; mais j’en suis venue, monsieur, à toujours rechercher le grand jour et la pleine voix. Eh bien! j’attribue les effets, vous nommez cela ainsi, les effets dont je me plains à la mauvaise conduite d’une personne qui me ressemble, et qui se donne en spectacle partout où vous croyez me voir, vous, monsieur, ou vos agents.

– Une ressemblance! s’écria monsieur de Crosne, trop occupé de soutenir l’attaque de la reine pour remarquer le trouble passager de Jeanne et l’exclamation d’Andrée.

– Est-ce que vous trouveriez cette supposition impossible, monsieur le lieutenant de police? Est-ce que vous aimeriez mieux croire que je me trompe ou que je vous trompe?

– Madame, je ne dis pas cela; mais, quelle que soit la ressemblance entre toute femme et Votre Majesté, il y a une telle différence que nul regard exercé ne pourra s’y tromper.

– On peut s’y tromper, monsieur, puisque l’on s’y trompe.

– Et j’en fournirais un exemple à Votre Majesté, fit Andrée.

– Ah!…

– Lorsque nous habitions Taverney-Maison-Rouge, avec mon père, nous avions une fille de service qui, par une étrange bizarrerie…

– Me ressemblait!

– Oh! Votre Majesté, c’était à s’y méprendre.

– Et cette fille, qu’est-elle devenue?

– Nous ne savions pas encore à quel point l’esprit de Sa Majesté est généreux, élevé, supérieur; mon père craignit que cette ressemblance déplût à la reine, et, quand nous étions à Trianon, nous cachions cette fille aux yeux de toute la cour.

– Vous voyez bien, monsieur de Crosne. Ah! ah! cela vous intéresse.

– Beaucoup, madame.

– Ensuite, ma chère Andrée.

– Eh bien! madame, cette fille qui était un esprit remuant, ambitieux, s’ennuya d’être ainsi séquestrée; elle fit une mauvaise connaissance, sans doute, et un soir, à mon coucher, je fus surprise de ne la plus voir. On la chercha. Rien. Elle avait disparu.

– Elle vous avait bien un peu volé quelque chose, ma Sosie?

– Non, madame, je ne possédais rien.

Jeanne avait écouté ce colloque avec une attention facile à comprendre.

– Ainsi, vous ne saviez pas tout cela, monsieur de Crosne? demanda la reine.

– Non, madame.

– Ainsi, il existe une femme dont la ressemblance avec moi est frappante, et vous ne le savez pas! Ainsi, un événement de cette importance se produit dans le royaume et y cause de graves désordres, et vous n’êtes pas le premier instruit de cet événement? Allons, avouons le, monsieur: la police est bien mal faite?

– Mais, répondit le magistrat, je vous assure que non, madame. Libre au vulgaire d’élever les fonctions du lieutenant de police jusqu’à la hauteur des fonctions d’un Dieu; mais Votre Majesté, qui siège bien au-dessus de moi dans cet Olympe terrestre, sait bien que les magistrats du roi ne sont que des hommes. Je ne commande pas aux événements, moi; il y en a de si étranges, que l’intelligence humaine suffit à peine à les comprendre.

– Monsieur, quand un homme a reçu tous les pouvoirs possibles pour pénétrer jusque dans les pensées de ses semblables; quand avec des agents il paie des espions, quand avec des espions il peut noter jusqu’aux gestes que je fais devant mon miroir, si cet homme n’est pas le maître des événements…

– Madame, quand Votre Majesté a passé la nuit hors de son appartement, je l’ai su. Ma police était-elle bien faite? Oui, n’est-ce pas? Ce jour-là Votre Majesté était allée chez madame, que voici, rue Saint-Claude, au Marais. Cela ne me regarde pas. Lorsque vous avez paru au baquet de Mesmer avec madame de Lamballe, vous y êtes bien allée, je crois; ma police a été bien faite, puisque les agents vous ont vue. Quand vous êtes allée à l’Opéra…

La reine dressa vivement la tête.

– Laissez-moi dire, madame. Je dis vous, comme monsieur le comte d’Artois a dit vous. Si le beau-frère se méprend aux traits de sa sœur, à plus forte raison se méprendra un agent qui touche un petit écu par jour. L’agent vous a cru voir, il l’a dit. Ma police était encore bien faite ce jour-là. Direz-vous aussi, madame, que mes agents n’ont pas bien suivi cette affaire du gazetier Réteau, si bien étrillé par monsieur de Charny?

– Par monsieur de Charny! s’écrièrent à la fois Andrée et la reine.

– L’événement n’est pas vieux, madame, et les coups de canne sont encore chauds sur les épaules du gazetier. Voilà une de ces aventures qui faisaient le triomphe de monsieur de Sartine, mon prédécesseur, alors qu’il les contait si spirituellement au feu roi ou à la favorite.

– Monsieur de Charny s’est commis avec ce misérable?

– Je ne l’ai su que par ma police, si calomniée, madame, et vous m’avouerez qu’il a fallu quelque intelligence à cette police pour découvrir le duel qui a suivi cette affaire.

– Un duel de monsieur de Charny! monsieur de Charny s’est battu! s’écria la reine.

– Avec le gazetier? dit ardemment Andrée.

– Oh! non, mesdames; le gazetier tant battu n’aurait pas donné à monsieur de Charny le coup d’épée qui l’a fait se trouver mal dans votre antichambre.

– Blessé! il est blessé! s’écria la reine. Blessé! mais quand cela? mais comment? Vous vous trompez monsieur de Crosne.

– Oh! madame, Votre Majesté me trouve assez souvent en défaut pour m’accorder cette fois que je n’y suis pas.

– Tout à l’heure il était ici.

– Je le sais bien.

– Oh! mais, dit Andrée, j’ai bien vu, moi, qu’il souffrait.

Et ces mots, elle les prononça de telle façon que la reine en découvrit l’hostilité, et se retourna vivement.

Le regard de la reine fut une riposte qu’Andrée soutint avec énergie.

– Que dites-vous? fit Marie-Antoinette; vous avez remarqué que monsieur de Charny souffrait, et vous ne l’avez pas dit!

Andrée ne répondit pas. Jeanne voulut venir au secours de la favorite, dont il fallait se faire une amie.

– Moi aussi, reprit-elle, j’ai cru m’apercevoir que monsieur de Charny se soutenait difficilement pendant tout le temps que Sa Majesté lui faisait l’honneur de lui parler.

– Difficilement, oui, dit la fière Andrée, qui ne remercia pas même la comtesse avec un regard.

Monsieur de Crosne, lui qu’on interrogeait, savourait à l’aise ses observations sur les trois femmes, dont pas une, Jeanne exceptée, ne se doutait qu’elle posait devant un lieutenant de police.

Enfin la reine reprit:

– Monsieur, avec qui et pourquoi monsieur de Charny s’est-il battu?

Pendant ce temps, Andrée put reprendre contenance.

– Avec un gentilhomme qui… Mais, mon Dieu! madame, c’est bien inutile à présent… Les deux adversaires sont en fort bonne intelligence à l’heure qu’il est, puisque tout présentement ils causaient ensemble devant Votre Majesté.

– Devant moi… ici?

– Ici même… d’où le vainqueur est sorti le premier, voilà vingt minutes peut-être.

– Monsieur de Taverney! s’écria la reine avec un éclair de rage dans les yeux.

– Mon frère! murmura Andrée, qui se reprocha d’avoir été assez égoïste pour ne pas tout comprendre.

– Je crois, dit monsieur de Crosne, que c’est en effet avec monsieur Philippe de Taverney que monsieur de Charny s’est battu.

La reine frappa violemment ses mains l’une contre l’autre, ce qui était l’indice de sa plus chaude colère.

– C’est inconvenant… inconvenant, dit-elle… Quoi!… les mœurs d’Amérique apportées à Versailles… Oh! non, je ne m’en accommoderai pas, moi.

Andrée baissa la tête, monsieur de Crosne également.